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sont forgé et pour les conduire jusqu’à l’étape finale et logique de l’individualisme : le pessimisme social.

Quoi qu’il en soit, l’optimisme de la philosophie anarchiste n’est pas douteux. Cet optimisme s’étale, souvent simpliste et naïf, dans ces volumes à couverture rouge sang de bœuf qui forment la lecture familière des propagandistes par le fait. L’ombre de l’optimiste Rousseau plane sur toute cette littérature. L’optimisme anarchiste consiste à croire que les désharmonies sociales, que les antinomies que l’état de choses actuel présente entre l’individu et la société ne sont pas essentielles mais accidentelles et provisoires, qu’elles se résoudront un jour et feront place à une ère d’harmonie.

L’anarchisme repose sur deux principes qui semblent se compléter mais qui au fond se contredisent. L’un est le principe proprement individualiste ou libertaire formulé par Guillaume de Humboldt et choisi par Stuart Mill comme épigraphe de son Essai sur la Liberté : « Le grand principe est l’importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité ». L’autre est le principe humaniste ou altruiste qui se traduit sur le terrain économique par le communisme anarchiste. — Que le principe individualiste et le principe humaniste se nient l’un l’autre, c’est ce que prouvent à l’évidence la logique et les faits. Ou le principe individualiste ne signifie rien ou il est une revendication en faveur de ce qu’il peut y avoir de divers et d’inégal chez les individus, en faveur des traits qui les différencient, les séparent et au besoin les opposent. L’humanisme au contraire vise à l’assimilation de l’espèce humaine. Son idéal est, suivant l’expression de M. Gide, de faire de cette expression « nos semblables » une réalité. En fait, nous voyons à l’heure actuelle l’antagonisme des deux principes s’affirmer chez les théoriciens les plus pénétrants de l’anarchisme, et cet antagonisme logique et nécessaire ne peut manquer d’amener la désagrégation de l’anarchisme comme doctrine politique et sociale[1].

  1. Nous faisons allusion ici à un récent et très intéressant débat entre deux théoriciens de l’anarchisme, MM. Malato et Janvion, dans le journal l’Ennemi du Peuple (1903) et à une série d’articles intitulée Individualisme et Humanisme et écrite par M. Janvion dans ce journal. Le conflit entre l’individualisme et l’humanisme est porté à l’aigu dans ce débat où M. Janvion, adversaire de l’humanisme, nous semble donner de beaucoup les meilleures raisons.