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familier, et c’est lui qui nous paraît être la source du plaisir esthétique. Plus tard nous nous rappelons ce morceau de musique avec son caractère esthétique, quoique à l’origine il n’ait pas eu ce caractère. Quand nous sommes d’humeur mélancolique, nous interprétons un morceau de musique comme une marche funèbre, et plus tard le souvenir que nous en gardons continue à nous suggérer des impressions funèbres.

Pour citer un autre exemple, prenons le cas de la reconnaissance d’un lieu ; soit un paysage assez ordinaire et sans intérêt qui, lorsque nous l’avons vu pour la première fois, n’a suscité en nous aucune émotion. Quand nous y revenons, cependant, ou quand nous nous le rappelons, nous le parons de l’émotion que nous suggèrent notre humeur ou nos sentiments actuels. Cette émotion est alors rapportée à l’expérience primitive que nous avons eue de cet aspect des choses : et nous décrivons le paysage de notre souvenir comme un lieu aride, désolé, mélancolique, etc. Dans le processus de la reconnaissance, il y a eu fusion des éléments cognitifs qui revivent avec les éléments sensitifs actuels. Il y a une reconnaissance rétrospective, une fausse reconnaissance de l’état sentimental, qui le spécifie en une émotion typique.

C’est là un cas notable pour la théorie esthétique, puisqu’il montre comment on enrichit une chose neutre au point de vue esthétique ou purement représentative, en y infusant un contenu personnel et émotionnel. La composition musicale ou le paysage peuvent vraiment avoir été dépourvus de signification esthétique. Mais avec la reconnaissance, les deux facteurs esthétiques entrent en jeu : les constructions temporelles ou spatiales revivent sous forme représentative, et on leur attribue la tonalité émotionnelle qui provient de l’humeur, du sentiment personnel[1]. Le simple fait de poser que le schéma représentatif tombe sous les prises de la reconnaissance relâche tellement ses liens avec la réalité, avec la vie qu’il peut se prêter désormais à une interprétation personnelle imaginative et symbolique, avec la teinte émotionnelle que suggère l’état sentimental actuel. On trouve ici cette union des facteurs objectifs et des facteurs subjectifs qui caractérise l’esthétique.

  1. Elle fait partie de cette « tendance » (intent), de cette connotation plus personnelle et sélective, qui domine le simple « contenu » (content) représentatif. (Voir sect. V, ci-dessous.)