Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 74.djvu/9

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sauve des enfants abandonnés, pour ceux qui, sans souci de leur tranquillité ou même de leur existence, assurent le triomphe d’une cause juste, le salut d’un homme ou d’un peuple.

Cela est tout aussi vrai pour la contemplation, la possession ou la création de la beauté. Inutile d’insister pour l’amitié, surtout pour l’amour sexuel[1] qui, en raison même du plaisir espéré ou éprouvé, met dans son objet les perfections qui lui font défaut, comme en témoignent les vers de Lucrèce (IV, 1140-1158) et de Molière dans le Misanthrope (II, 5). Mais il faut rappeler quelle admiration et quelle joie c’était pour les Grecs de contempler, en dehors de toute pensée d’appropriation personnelle, les beaux corps que parfois ils adoraient comme des divinités. Quant aux beautés de la nature, quant à celles que créent les peintres, les sculpteurs, les architectes, surtout les musiciens, elles provoquent une joie d’autant plus grande qu’elle n’est pas égoïste et qu’elle grandit par cela même qu’elle se communique à nos semblables. La beauté des grandes actions produit un tel épanouissement de l’être que nous nous croyons capables pour un temps de les imiter. Plus grand encore est le plaisir de la création esthétique, depuis la trouvaille de la formule expressive qui rend heureusement notre pensée jusqu’à la production de l’œuvre artistique qui fait un nom immortel et prépare des joies durables à l’humanité future.

Additionnez toutes les perfections entrevues ou rêvées ; rassemblez toutes les joies éprouvées ou espérées, vous aurez une idée approximative du bonheur souverain et nullement négatif, comme on le dit parfois, qu’attend le mystique de son union avec Dieu. Et il sait que la joie s’accroîtra en lui à chaque progrès nouveau ; qu’à la limite, souveraine perfection et béatitude suprême se confondent. Il n’ignore pas d’ailleurs qu’il n’atteindra jamais complètement le but, pas plus que Zénon ou Socrate ne furent le Sage dont les Stoïciens ont tracé le portrait.

Nous avons maintenant le point de départ d’une classification où les mystiques seraient rangés uniquement d’après le degré de perfection qu’ils ont voulu atteindre. Au premier rang se place-

  1. Plotin, VI, 9, 9, veut faire comprendre la félicité que procure l’union de l’âme avec Dieu, en rappelant, à propos des amours terrestres, la joie qu’éprouve celui qui aime et qui obtient ce qu’il aime. Mais il a soin d’ajouter que ces amours sont mortelles et trompeuses, qu’elles ne s’adressent qu’à des fantômes et ne tardent pas à disparaître. D’autres mystiques s’y arrêteront.