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faire monter cinquante sur chacun des cinq vaisseaux arrivés de Boston, et de commencer par les jeunes gens. Le capitaine Adams et les capitaines des vaisseaux reçurent ordre de tout préparer pour l’embarquement des captifs. Je fis venir le père Landry, celui d’entre les Acadiens qui parlait le mieux l’anglais. Je lui dis que nous allions commencer l’embarquement d’une partie des habitants, que nous avions décidé d’en embarquer 250 le jour même, et que nous commencerions par les jeunes gens. Je le chargeai d’avertir ses compagnons de cette décision qui l’a beaucoup surpris. Je lui dis qu’il fallait que la chose se fit, que je donnerais ordre de mettre tous les prisonniers en lignes de six hommes de front, avec tous les jeunes gens à gauche, et que la marée ne me permettait pas de leur accorder plus d’une heure pour se préparer. Toute la garnison fut appelée sous les armes et placée derrière le presbytère entre l’église et les deux portes de l’enceinte palissadée. Selon mes ordres, tous les habitants français furent rassemblés, les jeunes gens placés à gauche. Ensuite, j’ordonnai au capitaine Adams, aidé d’un lieutenant et de 80 sous-officiers et soldats, de faire sortir des rangs 141 jeunes gens et de les escorter jusqu’aux transports. J’ordonnai aux prisonniers de marcher. Tous répondirent qu’ils ne partiraient pas sans leurs pères. Je leur dis que c’était là une parole que je ne comprenais pas, car l’ordre du roi était pour moi absolu et devait être exécuté impérieusement ; que je n’aimais pas les mesures de rigueur, et que le temps ne permettait pas de pourparlers ou de délai. J’ordonnai à toutes les troupes de mettre la baïonnette au canon et de s’avancer sur les Français. Je commandai moi-même aux quatre rangées de droite des prisonniers, composées de vingt-quatre hommes, de se séparer du reste ; je saisis l’un d’entre eux qui empêchait les autres d’avancer et lui ordonnai de marcher. Il obéit, et les autres le suivirent, mais lentement. Ils s’avançaient en priant, en chantant et en se lamentant, et sur tout le parcours (un mille et demi) les femmes et les enfants à genoux priaient et faisaient entendre de grandes lamentations. (Dans le texte original de Winslow, aux archives de la Mass. Hist. Soc., les mots great lamentations ont été soulignés, et vis-à-vis ont été mis à la marge ces deux mots : no wonder ! ce n’est pas étonnant ! ) J’ordonnai ensuite a ceux qui restaient de choisir parmi eux cent neuf hommes mariés qui devaient être embarqués après les jeunes gens… Ainsi se termina cette pénible tâche qui donna lieu à une scène navrante. Thus ended this troublesome job which was a scene of sorrow. »[1]

Ce récit est typique. Si Winslow, qui avait pourtant promis de montrer de l’humanité dans l’exécution des ordres qu’il avait reçus, a agi avec une telle rigueur, à quelles brutalités ne se sont pas livrés ses officiers qui opéraient ailleurs, et qui avaient les mains libres ? La scène de navrance dont il parle à la fin ne fut que le prélude des scènes de désespoir dont les rivages de l’autre-

  1. (Journal, Ibid., p. 108-9-10).