Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/16

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faveur de votre sœur, j’en passerai par où vous voudrez, si… » Mais ce discours ne l’ayant rendu que plus furieux, il s’est précipité si témérairement, que son adversaire, après lui avoir fait une légère blessure au bras, lui a pris son épée.

Votre frère s’est fait des ennemis par son humeur impérieuse, et par une fierté déraisonnable qui ne peut souffrir qu’on lui conteste rien. Ceux qui ne sont pas bien disposés pour lui racontent qu’à la vue de son sang, qui coulait assez abondamment de sa blessure, la chaleur de sa passion s’est beaucoup refroidie ; et que son adversaire s’étant empressé de le secourir, jusqu’à l’arrivée du chirurgien, il a reçu ces généreux soins avec une patience qui devait le faire croire très éloigné de regarder comme une insulte la visite que M. Lovelace lui a voulu rendre pour s’informer de sa santé.

Laissons raisonner le public ; mais tout le monde vous plaint. Une conduite si solide et si uniforme ! Tant d’envie, comme on vous l’a toujours entendu dire, de glisser jusqu’à la fin de vos jours sans être observée, et je puis ajouter, sans désirer même qu’on remarque vos vœux secrets pour le bien ! plutôt utile que brillante, suivant votre devise, que je trouve si juste ! Cependant livrée aujourd’hui, malgré vous, comme il est aisé de le voir, aux discours et aux réflexions ; et blâmée, dans le sein de votre famille, pour les fautes d’autrui, quels tourments de tous côtés pour une vertu telle que la votre ! Après tout, il faut convenir que cette épreuve n’est que proportionnée à votre prudence.

Comme la crainte de tous vos amis est qu’un démêlé aussi violent, dans lequel il semble que les deux familles sont à présent engagées, ne produise quelque scène encore plus fâcheuse, je dois vous prier de me mettre en état, par l’autorité de votre propre témoignage, de vous rendre justice dans l’occasion. Ma mère, et toutes nos parentes et amies, nous ne nous entretenons, comme le reste du monde, que de vous et des fuites qu’on peut craindre du ressentiment d’un homme aussi vif que M. Lovelace, qui se plaint ouvertement d’avoir été traité par vos oncles avec la dernière indignité. Ma mère soutient que vous ne pouvez plus, avec décence, ni le voir, ni entretenir de correspondance avec lui. Elle s’est laissé préoccuper l’esprit par votre oncle Antonin, qui nous accorde quelquefois, comme vous le savez, l’honneur de sa visite, et qui lui a représenté, dans cette occasion, quel crime ce serait pour une sœur d’encourager un homme qui ne peut plus (c’est son expression) aller à gué jusqu’à elle qu’au travers du sang de son frère.

Hâtez-vous donc, ma chère amie, de m’écrire toutes les circonstances de votre histoire, depuis que M. Lovelace s’est introduit dans votre famille. Étendez-vous particulièrement sur ce qui s’est passé entre votre sœur et lui. On en fait des récits différents, jusqu’à supposer que la sœur cadette, par la force du moins de son mérite, a dérobé le cœur d’un amant à son aînée ; et je vous demande en grâce de vous expliquer assez nettement pour satisfaire ceux qui ne sont pas aussi bien informés que moi du fond de votre conduite. S’il arrivait quelque nouveau malheur, par la violence des esprits à qui vous avez affaire, une exposition naïve de tout ce qui l’aura précédé sera votre justification.

Voyez à quoi vous oblige la supériorité que vous avez sur toutes les personnes de votre sexe. De toutes les femmes qui vous connaissent, ou qui ont entendu parler de vous, il n’y en a pas une qui ne vous croie