Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/30

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possible, c’était les pousser tous deux à quelque action désespérée, puisque l’un ne passait qu’à ma considération sur une offense que l’autre lui avait faite si volontairement. Ainsi le téméraire emportement de mon frère me jeta dans une obligation dont ma plus forte envie aurait été de me garantir. Les propositions qu’on fit pour moi, dans l’intervalle, de M Symmes et de M Mullins , qui furent présentés tous deux successivement par mon frère, lui firent garder pendant quelque tems, un peu plus de mesures. Comme il ne me supposait pas beaucoup de penchant pour M Lovelace, il se flatta de faire entrer mon père et mes oncles dans les intérêts de l’un ou l’autre de ces deux concurrens. Mais lorsqu’il eut reconnu que j’avais assez de crédit pour me délivrer d’eux, comme j’avais eu, avant son voyage d’écosse et les visites de M Lovelace, celui de faire remercier M Wyerly, il ne connut plus de bornes capables de l’arrêter. Il commença par me reprocher une préoccupation supposée, qu’il traita comme s’il eût été question de quelque sentiment criminel. Ensuite il insulta personnellement M Lovelace. Le hasard les avait fait rencontrer tous deux chez M édouard Symmes, frère de l’autre Symmes qui m’avait été proposé : et le bon docteur Lewin n’y étant pas pour les arrêter, leur rencontre eut le fâcheux effet que vous n’ignorez pas. Mon frère fut désarmé, comme vous l’avez su. Il fut rapporté au logis ; et nous ayant donné lieu de croire que sa blessure était plus dangereuse qu’elle ne l’était réellement, sur-tout lorsque la fièvre fut survenue, chacun se livra à un chagrin dont le poids retomba sur moi. Pendant trois jours entiers, M Lovelace envoya demander, matin et soir, des nouvelles de la santé de mon frère. Ses messagers furent mal reçus, et ne remportèrent même que des réponses piquantes ; ce qui ne l’empêcha pas, le quatrième jour, de venir prendre les mêmes informations en personne. Mes deux oncles, qui se trouvaient au château, le reçurent encore moins civilement. Il fallut employer la force pour arrêter mon père, qui voulait sortir sur lui l’épée à la main, quoiqu’il eût alors un accès de goutte. Je tombai évanouïe au bruit de tant de violence, et lorsque j’eus entendu la voix de M Lovelace qui jurait de ne pas se retirer sans m’avoir vue, ou sans avoir obligé mes oncles à lui faire des réparations pour l’indigne traitement qu’il avait reçu de leur part. On les avait séparés, en fermant soigneusement une porte. Ma mère étoit dans une explication fort vive avec mon père. Ma sœur, après avoir adressé quelques injures piquantes à M Lovelace, vint m’insulter, aussitôt qu’on m’eût rendu la connaissance. Mais lorsqu’il eût appris l’état où j’étais, il partit, en faisant vœu de se venger. Il s’était fait aimer de tous nos domestiques. Sa bonté pour eux, et l’agrément de son humeur, qui lui faisait toujours adresser à chacun quelque plaisanterie convenable à leur caractère, les avait mis tous dans ses intérêts. Il n’y en eut pas un qui ne blâmât sourdement, dans cette occasion, la conduite de tous les acteurs, excepté la sienne. Ils firent une peinture si favorable de sa modération et de la noblesse de ses procédés jusqu’à l’extrémité de l’offense, que ce récit, joint à mes craintes pour les conséquences d’une si fâcheuse aventure, me fit consentir à recevoir une lettre qu’il m’envoya la nuit suivante. Comme elle étoit écrite dans les termes les plus respectueux, avec l’offre de soumettre ses intérêts à