Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/61

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méchant par nature, et qu’il avait dans l’ame, eut-il la bonté d’ajouter, un fond de ressemblance avec moi ; il leur raconta qu’un jour, lui ayant représenté lui-même, sur ce qu’il avait entendu de milord M, qu’il pouvait tirer de son bien trois ou quatre cens livres sterlings de plus, chaque année, sa réponse avait été " que ses fermiers le payaient fort bien ; que dans sa famille c’était une maxime dont il ne s’écarterait jamais, de ne pas trop rançonner les anciens fermiers ou leurs descendans, et qu’il se faisait un plaisir de leur voir de l’embonpoint, des habits propres, et l’air content".

Il est vrai que, moi-même, je lui ai entendu raconter quelque chose d’approchant, et que je ne lui ai jamais vu le visage plus satisfait que dans cette occasion, excepté néanmoins dans celle qui avait amené le récit dont je parle. La voici. Un malheureux fermier vint demander à mon oncle Antonin quelque diminution, en présence de M Lovelace. Lorsqu’il fut sorti, sans avoir rien obtenu, M Lovelace plaida si bien sa cause, que l’homme fut rappelé, et que sa demande lui fut accordée. M Lovelace le suivit secrètement, et lui fit présent de deux guinées, comme un secours pressant ; parce que cet homme avait déclaré, entre ses plaintes, qu’il ne possédait pas actuellement cinq schellings. à son retour, après avoir beaucoup loué mon oncle, il lui raconta, sans aucun air d’ostentation, qu’étant un jour dans ses terres, il avait remarqué à l’église un vieux fermier et sa femme en habits fort pauvres, et que, leur ayant fait le lendemain diverses questions là-dessus, parce qu’il savait que leur marché était fort bon, il avait appris d’eux qu’ils avoient fait quelques entreprises qui leur avoient mal réussi ; ce qui les avait mis tellement en arrière, qu’ils n’auraient pas été en état de payer sa rente s’ils s’étoient donné des habits plus propres. Il leur avait demandé de combien de temps ils croyaient avoir besoin pour rétablir leurs affaires. Peut-être deux ou trois ans, lui avait dit le fermier. Hé bien, leur dit-il, je vous fais une diminution de cinq guinées par an, pendant l’espace de sept années, à condition que vous mettrez cette somme sur vous et sur votre femme, pour paraître le dimanche à l’église, comme il convient à mes fermiers : en même tems, prenez ce que je vous donne ici (portant la main à sa poche et tirant cinq guinées) pour vous mettre présentement en meilleur ordre ; et que je vous voie dimanche prochain à l’église, la main de l’un dans celle de l’autre, comme d’honnêtes et fidèles moitiés : après quoi je vous retiens tous deux, pour dîner le même jour avec moi.

Quoique ce récit me plût beaucoup, parce que j’y trouvai assurément un témoignage de générosité, et tout à la fois de prudence, puisque, suivant la remarque de mon oncle, la valeur annuelle de la ferme n’était pas diminuée ; cependant, ma chère, je ne sentis point de battemens de cœur , ni de chaleur au visage. Non, en vérité, je n’en sentis point. Seulement, je ne pus m’empêcher de dire en moi-même : " si le ciel me destinait cet homme, il ne s’opposerait point à bien des choses auxquelles je prends tant de plaisir. Je dis aussi : quelle pitié qu’un tel homme ne soit pas universellement bon" !

Pardonnez-moi cette digression.

Mon oncle ajouta, suivant le récit de ma tante " qu’outre son patrimoine, il était l’héritier immédiat de plusieurs fortunes brillantes ; que, pendant le traité pour sa nièce Arabelle, milord M s’était expliqué sur ce que lui-même et ses deux belles-sœurs étoient résolus de faire en sa