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Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/11

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permission de m’entretenir un moment dans la salle à manger ; apparemment pour découvrir si je serai de bonne humeur au déjeûner. Mais j’ai répondu que, devant le voir bientôt, je le priais de modérer cette impatience. à dix heures. Je me suis efforcée, en descendant, de composer mon visage, et de prendre un air plus libre que je n’ai le cœur. La veuve et ses deux nièces m’ont reçue avec les plus grandes marques de distinction. Ces deux jeunes personnes ne manquent point d’agrémens dans la figure ; mais j’ai cru remarquer un peu de réserve dans leurs manières : tandis que M Lovelace en avait d’aussi aisées avec elles, que si leur connaissance eût été plus ancienne ; et cela, je ne puis le désavouer, avec beaucoup de grace. C’est l’avantage de nos jeunes gens qui ont voyagé, sur ceux qui ne sont pas sortis du royaume. Dans la conversation qui a succédé au déjeûner, la veuve nous a vanté le mérite militaire du lieutenant-colonel son mari ; et pendant son discours, elle a porté deux ou trois fois son mouchoir à ses yeux. Je voudrais, pour l’honneur de sa sincérité, qu’elle l’eût mouillé de quelques larmes, parce qu’il m’a paru que c’était son intention ; mais je ne me suis point aperçue que ses yeux fussent humides. Elle a prié le ciel que je n’eusse jamais à regretter un mari que j’aimasse autant qu’elle avait aimé son cher colonel ; et le mouchoir a recommencé son office. On ne saurait douter qu’il ne soit fort affligeant pour une femme, de perdre un bon mari, et de demeurer, sans y avoir contribué par sa faute, dans une situation difficile, qui l’expose aux insultes des ames basses et ingrates. C’est le cas où la veuve s’est représentée, après la mort du sien ; et je n’ai pu me défendre d’être attendrie en sa faveur. Vous savez, ma chère, que j’ai le cœur libre et ouvert, et que naturellement ma contenance l’est aussi : du moins, c’est un compliment qu’on m’a toujours fait. Lorsque je me sens du goût pour quelque personne de mon sexe, je me livre sans réserve, j’encourage les ouvertures mutuelles, et je prends plaisir à dissiper les défiances. Mais avec les deux nièces, je sens que je n’aurai jamais de familiarité intime, sans que je puisse dire pourquoi. Si les circonstances, et tout ce qui s’est passé dans cet entretien, n’avoient combattu un léger soupçon, j’aurais cru volontiers que M Lovelace les connaissait de plus loin qu’hier. J’ai remarqué plusieurs coups-d’œil, qu’il leur jetait à la dérobée, auxquels il m’a semblé qu’elles répondaient ; et je puis dire que leurs yeux s’étant rencontrés avec les miens, elles les ont baissés tout d’un coup, sans pouvoir soutenir mes observations. La veuve m’adressait tous ses discours comme à Madame Lovelace. Je le souffrais, mais impatiemment. Une fois elle m’a témoigné, avec plus de force que je n’en ai mis dans mes remerciemens, combien elle était surprise qu’il y eût quelque vœu, quelque raison assez puissante sur un couple si charmant, comme elle nous appelait lui et moi, pour nous obliger de faire lit à part . Les yeux des deux nièces, dans cette occasion, m’ont fait baisser les miens à mon tour. Cependant mon cœur ne se reprochait rien. Suis-je donc certaine, en y pensant mieux, qu’il n’y ait point eu de témérité dans ma censure ? Je ne doute pas qu’il ne se trouve quantité de personnes