un peu la distance où ma vigilante déesse m’avait toujours tenu d’elle. Rappelle-toi mon amour et mes souffrances. Rappelle-toi toutes ses réserves, et depuis combien de temps j’observais l’occasion de la surprendre. Songe au respect que sa froide vertu et ses excès de modestie m’avoient inspiré. Songe enfin que jamais je n’avais été si heureux avec elle ; et figure-toi, là-dessus, quelle a dû être l’impétuosité de mes désirs dans ce fortuné moment. Cependant, j’ai eu la force d’être décent, d’être généreux, du moins à mon propre compte ; et je me suis tenu à de vagues expressions d’amour, dictées, à la vérité, par la plus tendre et la plus ardente passion dont le cœur d’un mortel ait jamais brûlé. Mais loin d’en être touchée, quoiqu’elle se vît avec l’homme dont elle avait reconnu depuis si peu de temps que les soins ne lui déplaisaient pas, et qu’elle avait quitté avec tant de satisfaction une heure ou deux auparavant, je n’ai jamais vu de douleur plus amère et plus touchante que la sienne, lorsqu’elle est revenue tout-à-fait à elle-même. Elle a invoqué le secours du ciel contre ma trahison ; c’est le nom qu’elle a donné à mon amour : tandis que moi, avec les sermens les plus solemnels, j’ai protesté que ma frayeur avait égalé la sienne, et que la cause de nos alarmes communes avait été réelle. Elle m’a conjuré, dans les termes les plus forts et les plus attendrissans, avec un mêlange de soupirs et de menaces, de quitter sa chambre, et de lui permettre de se cacher à la lumière et à tous les regards humains. Je lui ai demandé pardon ; mais je n’ai pu me défendre de l’offenser ; et je lui ai juré plusieurs fois que le jour suivant serait celui de notre mariage. Elle a regardé apparemment ce langage comme une marque que je pensais à ne plus garder de ménagement. Elle n’a voulu rien entendre ; et redoublant ses efforts pour s’arracher de mes bras, avec des reproches interrompus et les plus violentes exclamations, elle a protesté qu’elle ne survivrait pas à ce qu’elle a nommé un traitement si lâche et si infame. Jetant même ses yeux égarés autour d’elle, comme pour chercher quelque secours à son désespoir, elle a découvert une paire de ciseaux fort pointus, sur une chaise peu éloignée de son lit ; elle a fait ses efforts pour les prendre, dans le dessein d’exécuter sur le champ sa funeste résolution. La vue d’une si furieuse agitation m’a contenu. Je l’ai suppliée de se rassurer, et de m’écouter un moment, en lui déclarant que je ne pensais point à blesser son honneur. Je me suis saisi des ciseaux, et je les ai jetés dans la cheminée. Enfin, comme elle me conjurait ardemment de m’éloigner, j’ai consenti à lui laisser prendre une chaise. Mais quel spectacle cette nouvelle situation m’a-t-elle offert ? Ses bras et ses épaules nues ! Ses mains croisées sur sa poitrine, sans en pouvoir cacher la moitié ! Un court manteau de lit qui ne me dérobait presque rien, ses jambes et ses pieds ouvertement en proie à mes regards ! à la vérité, les siens semblaient ne respirer que la vengeance ; et ses lèvres répondant à peine aux mouvemens de son indignation, elle faisait des sermens entrecoupés de ne me pardonner jamais. Mais crois-tu, Belford, qu’animé par cette vue, et piqué à mon tour par ses menaces, il m’ait été possible de me modérer long-temps ? Je l’ai prise encore une fois dans mes bras. Je l’ai serrée avec un nouveau transport. Quand je considère sa délicatesse, j’admire d’où lui est venu tant de force. Elle s’est débattue si furieusement, que je n’ai pas eu besoin d’autre
Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/205
Apparence