Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/216

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un mérite d’en avancer l’heure. Je lui passerais volontiers son ressentiment, non que je croie l’avoir mérité de toute autre qu’elle, pour quelques libertés innocentes, mais parce qu’il convient à son caractère de s’en ressentir, si je voyais seulement plus d’amour que d’horreur pour moi dans ses injures ; si elle était capable de feindre, oui, de feindre seulement qu’elle croit le feu réel, et que tout ce qui l’a suivi n’est que l’effet du hasard ; de se réduire à de tendres plaintes, à quelques reproches de l’avantage que j’ai tiré de l’avoir surprise ; enfin, de paraître persuadée qu’elle n’a pas d’autres suites à redouter, et qu’elle peut se fier généreusement à mon honneur (le pouvoir, Belford, est jaloux de la confiance), je crois que je prendrais le parti de finir toutes les épreuves, et de la conduire à l’autel. Cependant, après une démarche si hardie du côté de Tomlinson et de l’oncle : au milieu du succès… ah ! Belford, dans quel embarras j’ai trouvé le secret de nous jeter tous deux ! Que cette maudite aversion pour le mariage a mis de confusion dans toutes mes vues ! De combien de contradictions m’a-t-elle rendu coupable ? Avec quelle satisfaction je tourne les yeux sur quelques jours que je lui ai fait passer heureusement ! Mon bonheur, sans doute, mon propre bonheur aurait été plus pur, si j’avais pu renoncer à toutes mes inventions, et traiter avec elle d’aussi bonne foi qu’elle le méritoit. Si cet accès d’humeur me dure seulement jusqu’à demain (il s’est déjà soutenu deux heures entières ; et je crois prendre plaisir à le fortifier), je m’imagine que tu recevras ma visite, ou que je te presserai de me venir trouver, pour délibérer avec toi sur tout ce qui se passe dans mon cœur. Mais je crains qu’elle ne se défie de moi. Elle ne prendra point confiance à mon honneur. Ici le moindre doute est défiance. Elle ne m’aime point assez pour me pardonner généreusement. Elle est si supérieure à moi ! Comment puis-je lui pardonner un mérite si mortifiant pour mon orgueil ? Elle pense, elle sait qu’elle est au-dessus de moi. Ne me l’a-t-elle pas dit à moi-même ? Miss Howe le croit aussi : et toi, mon intime, mon fidèle ami, tu es de la même opinion. Je la crains autant que je l’aime. Comment ma fierté soutiendra-t-elle ces réflexions ? Ma femme si supérieure à moi ! Moi, réduit au second rang dans ma famille ! M’apprendras-tu à soutenir cette idée ? Ne me dis pas qu’avec toute son excellence et ses perfections, c’est à moi, c’est à son mari qu’elle appartiendra. Erreur ! Impossibilité ! N’est-ce pas moi qui serai à elle, plutôt qu’elle à moi ? Chaque témoignage que je recevrai de sa soumission ne sera-t-il pas une véritable condescendance, un triomphe qu’elle aura remporté sur moi ? Il faudra donc regarder comme une grâce, qu’elle m’épargne son mépris ; qu’elle supporte mes foibles ; qu’elle se contente de m’humilier par un regard de compassion. C’est une fille des Harlove qui jouira de cet ascendant sur le dernier des Lovelace ! M’en préserve le ciel ! Mais que dis-je ? N’ai-je pas sans cesse cette divine créature devant les yeux, avec tous ses charmes, avec la droiture et la pureté de son cœur ? Puis-je écarter un moment l’image de cette dernière nuit ; ses combats, son courage, ses cris, ses larmes, ses reproches, ses sentimens, qui répondent avec tant de grandeur et d’éclat au caractère qu’elle a soutenu depuis le berceau ? Que d’avantages je te donne ici sur moi ! Au fond, ne lui ai-je pas toujours