Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/218

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M Lovelace, à M Belford.

lundi au soir, 8 de juin. Malédiction ! Fureur ! Désespoir ! Ton ami est perdu, trahi, assassiné ! Clarisse a disparu ! Clarisse est partie, c’en est fait, absolument partie ! Non, tu ne sais pas, tu ne peux concevoir les tourmens qui me déchirent le cœur ! Que faire ? Que résoudre ? ô dieu ! Dieu ! Dieu ! Et toi, bourreau, qui t’es efforcé d’affoiblir mes résolutions, tu t’en crois quitte pour demeurer muet et tranquille ! Mais il faut que je t’écrive, ou que la fureur me fasse courir les rues. Je suis hors de moi ; j’ai l’air d’un insensé depuis deux heures ; dépêchant des messagers à chaque poste, à chaque voiture, à chaque hôtellerie, à chaque maison, avec des billets que j’ai fait répandre à plus de cinq milles à la ronde. Petite hypocrite ! Qui ne se serait pas cru sûr d’elle ? Ne connaissant pas une ame dans toute la ville ! Une traîtresse sans expérience, qui m’avait déclaré, dans son premier billet, que l’espoir d’une réconciliation avec sa famille lui ôtoit l’idée de me quitter ! Malédiction sur ces artifices ! J’avais la folie d’attribuer à sa délicatesse, à sa modestie, la peine qu’elle avait à me regarder en face après quelques libertés innocentes ; tandis qu’impudemment, oui, impudemment, toute Clarisse qu’elle est, elle cherchait les moyens de me dérober le plus précieux trésor dont j’eusse jamais acquis la propriété ; acquis par un pénible et long esclavage, par quantité de combats contre les bêtes féroces de sa famille, mais sur-tout contre un moulin à vent de vertu, dont la seule attaque m’a coûté un million de parjures, et qui, de ses maudites aîles, m’a jeté plus d’un mille et demi au-delà de toutes mes espérances. ô démon d’amour ! Car je ne te connais plus pour un dieu, que t’ai-je fait, pour avoir mérité cette cruelle vengeance ? N’ai-je pas toujours été l’ennemi de la froide vertu ? Misérable idole ! Car, si tu ne feins pas de me tromper pour me servir mieux, tu dois être sans pouvoir ; qui fléchira désormais le genou devant tes autels ? Puissent tous les cœurs audacieux te mépriser, te détester, renoncer à toi, comme je fais solemnellement ! Mais de quoi servent mes imprécations et mes fureurs ? Mon étonnement, c’est qu’elle ait pu trouver le moyen de fuir, tandis que toutes les femmes de la maison avoient entrepris de la garder. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu la patience de les entendre, ni d’en laisser paraître une devant moi. Je suis sûr d’un point, sans lequel je ne l’aurais pas amenée ici : c’est qu’il n’y a personne dans cette maison, qui puisse être corrompu par le goût du bien ou par les remords. Le plus grand sujet de joie qui pût arriver à toutes ces malheureuses, serait de voir cette fière beauté réduite à leur niveau. Mon fripon de valet, qui était aussi chargé de sa garde, est un instrument si propre à mes vues, qu’il se plaît au mal pour l’amour du mal même. Qu’il entre de la méchanceté dans mes ordres, c’est une raison de plus pour me garantir son exactitude et sa fidélité. Cependant il est heureux de ne s’être pas trouvé dans mon chemin, lorsque j’ai reçu la fatale nouvelle. L’infame