Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/322

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M Lovelace, au même.

dimanche, 11 de juin, à quatre heures du matin. Quelques mots sur la nouvelle que tu me donnas hier au soir, du départ de ton malade, et je quitte aussitôt mon fauteuil, je me secoue, je me rafraîchis, je renouvelle ma parure, et je vole aux pieds de ma charmante, que j’espère engager, malgré toutes ses réserves, à faire un tour de promenade avec moi sur la colline, pour goûter la fraîcheur d’une si belle matinée. Les oiseaux doivent déjà l’avoir éveillée. J’entends leurs concerts. Elle fait gloire de s’être accoutumée à voir lever le soleil, qu’elle appelle le plus beau spectacle de la nature. Mais il me semble que cette préface est bien gaie, pour le sujet sombre auquel je reviens. Ma joie est extrême de voir enfin tes espérances remplies par la mort du vieillard. Ton laquais ne laisse pas de me dire que tu en es fort affligé. Je m’imagine en effet que tu dois avoir l’air assez triste, c’est-à-dire, harassé d’avoir passé tant de jours et de nuits près d’un mourant, pour attendre sa dernière heure ; obligé, par décence, de t’attendrir sur ses maux ; de répondre à cent questions impertinentes sur la santé d’un homme que tu souhaitais de voir mort ; de prier à son côté : car je me souviens que tu me l’as écrit ; de lire près de lui ; de te joindre en consultation avec un tas de graves docteurs, d’officieux apothicaires, et de chirurgiens carnassiers, tous réunis pour jouer leur farce, c’est-à-dire, pour emporter des lambeaux de sa chair et de son bien ; troublé d’ailleurs par la crainte de voir passer une partie de sa succession à d’autres parens avides, qui l’ont obsédé avant toi, et qui peuvent avoir influé sur son testament : au milieu de ces circonstances, je ne suis pas surpris que tu paroisses aussi consterné que s’il t’était arrivé quelque malheur considérable, sur-tout aux yeux des domestiques, qui ne sont pas plus affligés que toi dans leur cœur, et qui attendent un legs aussi impatiemment que tu désires un héritage. J’ai souvent pensé aussi, qu’à la vue d’un objet aussi mortifiant que la mort d’un homme avec qui l’on a vécu, et que les douleurs et les grimaces dont elle est accompagnée, il est difficile de ne pas faire réflexion que l’on se trouvera quelque jour dans le même cas ; ce qui suffit pour répandre du moins sur le visage une apparence de tristesse. Cette raison explique fort bien l’air sincère des veuves, des héritiers, et des légataires de toutes les espèces, dans leurs regrets et leurs gémissemens passagers, puisqu’avec un peu d’effort pour renfermer leur joie dans leur cœur, ces intéressantes réflexions doivent rendre leur contenance triste, et leur faire joindre assez naturellement le masque de la douleur à celui d’un habit noir et des ornemens lugubres. Mais enfin, à présent que tu es parvenu à la récompense de tes veilles, de tes inquiétudes, et de tes soins empressés, apprends-moi de quoi il est question, et s’il te revient, pour ta peine, une compensation qui réponde à ton attente ? Pour moi, tu dois voir, à la gravité de mon style, combien le sujet m’attriste. Cependant la nécessité où je suis de me déterminer promptement entre le viol et le mariage, n’a pas laissé de changer quelque chose à ma gaité naturelle, et contribue plus que ton accident à me faire partager ta joyeuse tristesse. Adieu, Belford. Nous serons bientôt