Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/349

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tu vois que le cou d’un libertin est toujours en danger ; si ce n’est pas du côté de la justice, c’est de la part de son propre cheval. Cette bête me paraît vicieuse, et je te conseille de ne jamais remonter dessus. C’est trop, que le cavalier et le cheval soient vicieux tout à la fois. Tu me fais exhorter, par ton laquais, à continuer de t’écrire dans ta solitude forcée, et de dissiper ton ennui par mes lettres. Mais comment serais-je amusant pour les autres, lorsque le sujet l’est si peu pour moi ? César n’avait jamais connu le poids de l’empire, jusqu’à ce qu’il fût parvenu au point où Pompée avait été, c’est-à-dire, au dernier terme de l’ambition : et ton ami Lovelace n’a jamais su ce que c’est qu’humeur sombre, avant que d’avoir rempli ses désirs sur la plus charmante de toutes les femmes, comme César sur la plus puissante république du monde. Que dis-je, rempli ! Lorsqu’il y manque le consentement, la volonté, et que j’aspire encore à ce bien ? Cependant je suis prêt à me joindre à toi, dans le regret que tu as, me fais-tu dire, (quoique l’idée ne soit pas des plus obligeantes,) que ta disgrace ne me soit pas arrivée à moi-même avant la nuit de lundi dernier ; car la pauvre Clarisse est tombée dans un excès tout opposé à celui dont je t’ai fait le récit dans ma lettre précédente. Elle est trop vive à présent, comme elle était auparavant trop stupide. S’il ne lui restait pas quelques intervalles lucides, on la croirait absolument folle, et je serais obligé de la faire renfermer. Ce nouvel accident me jette dans un trouble affreux. Je crains réellement que sa raison ne soit attaquée sans ressource. Qui diable aurait appréhendé de si étranges effets d’une cause si légère ? Mais ces filles à grands sentimens, ces ames distinguées, qui se sont données comme en exemple à tout leur sexe (je reconnais qu’il s’en trouve à présent) sont si difficiles à réduire au niveau commun, qu’un homme sage, qui préfère son repos à la gloire de les vaincre, ne doit rien avoir à démêler avec elles. Lorsque je me fais la violence de paraître devant elle, je n’épargne rien pour calmer ses esprits. Je lui demande pardon. Je lui fais des sermens de bonne foi et d’honneur. Que n’ai-je pu lui persuader, dans ma première visite, que nous étions actuellement mariés, et confirmer, par des témoins, que la cérémonie avait été célébrée la nuit du lundi ? Quoiqu’elle eût la permission entre ses mains, je m’imagine que, dans son désordre, elle m’aurait cru, et les conséquences en auraient été charmantes. Mais il est trop tard. J’abandonne cette espérance, et je lui proteste à présent que ma résolution est de l’épouser, au moment que j’apprendrai si son oncle veut nous accorder sa présence à la célébration. Mais elle demeure sans réponse. Elle ne prête l’oreille à rien : et, soit dans ses momens de trouble ou de raison, j’observe qu’elle ne supporte rien plus impatiemment que ma vue. Je suis pénétré de pitié jusqu’au fond du cœur. Je me maudis moi-même, lorsque je la vois dans ses accès, et que j’appréhende la perte absolue des charmantes facultés de son ame ; mais je tourne encore plus mes imprécations sur les femmes, qui m’ont inspiré ce fatal expédient. Dieu ! Dieu ! Quels tristes effets il a produits ! Et quel avantage en ai-je tiré ? La nuit passée, pour la première fois depuis lundi, elle a demandé une plume et du papier. Mais elle ne cesse pas d’écrire avec une précipitation qui marque le désordre de son esprit. Cependant j’espère que cet artifice pourra servir à le calmer. Dorcas me dit à l’instant que tout ce qu’elle écrit, elle le déchire, et