Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/359

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de Dorcas lui a fait essuyer beaucoup de railleries : elle confesse que ses larmes étoient réelles. Elle en a honte, dit-elle, mais elle n’a pu les retenir, tant il y a de force dans le sentiment naturel de la douleur. Pendant que les autres femmes rioient de sa simplicité, je lui ai dit qu’elle n’avait pas d’apologie à faire pour ses larmes, et que j’étais bien aise d’apprendre qu’elle eût cette facilité à pleurer : on peut faire un bon usage de ce talent, que personne ne lui connaissoit. En un mot, je voudrais qu’elle l’exerçât souvent, et qu’elle s’efforçât de gagner, s’il est possible, la confiance de ma charmante, par la sensibilité qu’elle témoignerait pour ses peines. Elle m’a répondu que sa maîtresse avait remarqué ses larmes, et qu’elle lui avait déjà fait compliment de cette preuve d’humanité. Fort bien, lui ai-je dit. Votre rôle sera donc à l’avenir d’avoir le cœur tendre ; mais prenez garde de vous trahir par des affectations. Ainsi Dorcas va devenir une fille de fort bon naturel ; et ma charmante, qui est disposée à bien juger de son sexe, y sera trompée facilement.



M Lovelace, au même.

je reçois avis de Parsons, un des valets de chambre de Milord M que mon vieil oncle est fort mal. Ce garçon, qui m’est absolument dévoué, en qualité d’héritier présomptif, me fait entendre dans sa lettre que ma présence au château de M ne serait pas inutile. Tu vois par conséquent que je n’ai pas ici de tems à perdre. Si l’honnête pair avait la bonté de se rendre, après tant d’invitations qu’il a reçues de sa goutte, la perspective n’aurait rien de désagréable pour ma chère Clarisse. Une succession de huit mille livres sterling de rente, et probablement la reversion du titre, me rendraient peut-être un bon office auprès d’elle. Mais à quelle noble variété de méchantes actions ne serais-je pas en état d’aspirer, avec cette augmentation de revenu ? Tu me diras peut-être que j’exécute déjà tout ce qui me tombe dans l’esprit ; mais c’est une de tes erreurs. Sois persuadé que je n’en fais pas la moitié ; et ne sais-tu pas que les meilleures ames sont charmées du pouvoir de faire le mal, soit qu’elles en fassent usage ou non ? La reine Anne, qui était d’ailleurs une fort bonne femme, a toujours été jalouse de cette prérogative. C’était un de ses foibles, dont ses ministres ont abusé plus d’une fois en son nom. On m’assure enfin que ma charmante consent à me voir, après trois refus, à la vérité, et sur la manière un peu ferme dont je lui ai fait dire, par Dorcas, que si je ne puis l’entretenir dans la salle à manger, je suis résolu de monter à sa chambre. Cependant elle a déclaré qu’elle ne me verrait de sa vie, si le ciel lui rendait la liberté. En même-tems elle s’est informée, sans affectation, du caractère et de la profession des voisins. Je suppose qu’ayant retrouvé la voix, elle veut implorer leur secours, s’ils peuvent entendre ses cris. Elle ne doute pas, dit-elle, qu’ayant formé, dès le premier moment, l’horrible dessein de sa ruine, je n’aie choisi, dans cette vue, une maison si favorable pour le crime. Dorcas emploie toute son adresse pour lui calmer l’esprit : elle la conjure de me voir avec modération ; elle lui représente que je passe pour le plus déterminé de tous les hommes ; que la douceur a quelque pouvoir sur les caractères violens ; mais qu’il n’en faut rien attendre par d’autres voies.