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Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/371

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Elles m’ont représenté qu’elles étoient perdues, s’il arrivait quelque scène sanglante. J’aurais péri mille fois sans doute, avant que de pousser mon adorable Clarisse à cette fatale extrêmité. Mais, quoiqu’elle ne pût être sûre de mes dispositions, elle n’a pas laissé de me braver avec un courage véritablement héroïque. Approche, m’a-t-elle dit, approche, barbare. J’ose mourir. C’est pour la défense de mon honneur. Dieu prendra pitié de mon ame. Je n’en espère point de toi. Si je me suis éloignée, c’est pour te jurer qu’au premier pas que je te vois faire, j’offre au ciel le sacrifice d’une malheureuse vie. Laissez-moi, ai-je dit aux femmes ; ah ! Je vous prie de me laisser à moi-même et à la maîtresse de ma vie. Elles se sont retirées à quelque distance. ô ma chère Clarisse ! Que vous m’épouvantez ! Me suis-je écrié, en mettant un genou à terre, et tendant les bras. Non, non, je ne fais pas un pas de plus, si ce n’est pour recevoir la mort de cette main injuriée, qui me menace de la sienne. Je suis un malheureux ! Le dernier des malheureux ! Dites que vous plongerez cette arme dans le sein de l’offenseur, et non dans le vôtre ; je ne m’approcherai de vous qu’à cette condition. La Sinclair s’est passé la main sous le nez. Sally et Polly ont tiré leur mouchoir d’assez bonne grâce, et l’ont porté à leurs yeux. Elles m’ont avoué que de leur vie, elles n’avoient rien vu de comparable à cette scène ; c’est-à-dire, apparemment, que jamais elles n’ont vu l’innocence triomphante, et le vice humilié. Sans attention sur moi-même, j’ai fait un nouveau mouvement vers l’objet de tous mes desirs. Crois-tu, crois-tu, s’est-elle écriée, que tes artifices puissent me surprendre ? Arrête, ou j’ose… sa main paroissait se roidir pour l’action. Je ne ferai rien témérairement, a-t-elle ajouté. Mon cœur abhorre l’attentat dont tu me fais une cruelle nécessité. Dieu tout-puissant ! (en levant les yeux et les mains au ciel) je m’abandonne à ta miséricorde infinie ! Je me suis jeté à l’extrêmité opposée de la chambre, plus déchiré de mes craintes, qu’elle n’aurait jamais pu l’être par mille blessures. Toute son ame étant livrée alors à quelque prière secrète, Polly raconte qu’on ne lui voyait que le blanc des yeux ; et dans l’instant qu’elle étendait la main, pour se donner sans doute le coup mortel (quel frémissement j’éprouve à cette seule idée !), un regard qu’elle a laissé tomber sur moi, et quelques mots entrecoupés que je prononçais d’une voix foible dans l’égarement de ma raison, lui ont fait connaître que je m’étais éloigné. Son visage, qui avait paru enflammé dans son transport, est devenu pâle aussi-tôt, comme si son propre dessein lui eût causé de l’épouvante. Elle a levé encore une fois les yeux, pour s’écrier : grâces te soient rendues, dieu de bonté ! Tu me sauve pour cette fois de moi-même ; et s’adressant à moi : demeurez, monsieur, demeurez à cette distance ; elle me fait conserver une vie… que le ciel réserve peut-être à de nouveaux malheurs. J’étais prosterné alors sur le plancher, la tête baissée contre terre, et le cœur percé de mille poignards. Je ne laissais pas de prêter avidemment l’oreille. Pour être heureuse, madame, ai-je répondu, en suivant la première partie de sa pensée, et pour faire le bonheur des autres. Ah ! Donnez-moi l’espérance de vous voir demain à moi. Je ne partirai qu’après la célébration ; et puisse le ciel… n’attestez pas le ciel, monsieur ; vous ne l’avez que trop irrité par