M Belford à Milord M.
à Londres, 14 septembre.
Milord,
j’appréhende extrêmement que, malgré les dernières déclarations de Miss Clarisse Harlove, ses infortunes ne produisent quelque nouveau désastre après sa mort. Cette crainte, milord, me porte à vous proposer de faire partir incessamment votre neveu pour l’Italie, où je compte que son séjour éteindra bientôt tous les ressentimens. Mais comme il ne faut pas espérer qu’il s’éloigne de cette île, s’il se défie des motifs qui doivent vous le faire souhaiter, on peut lui donner pour prétexte son propre repos et sa santé. Tous les pays du monde sont égaux pour M Mowbray et M Tourville ; ils consentiront peut-être à l’accompagner. J’apprends avec joie qu’il commence à se rétablir ; mais c’est une raison de plus pour presser son départ ; et je crois que le délai serait dangereux.
Vous n’ignorez pas, milord, que cette incomparable personne m’a fait l’honneur de me confier l’exécution de ses dernières volontés. J’en vais transcrire un article qui regarde votre illustre famille ; et je prends la liberté de mettre sous mon enveloppe une lettre dont il serait inutile de nommer l’auteur et d’expliquer le sujet. Votre prudence, milord, vous fera juger s’il est à propos, et dans quelles circonstances il convient qu’elle soit remise à son adresse. J’ai l’honneur, etc.
Belford.
à Monsieur Lovelace.
je vous ai dit, monsieur, dans ma dernière lettre, que vous en recevriez une autre de moi lorsque je serais arrivée à la maison de mon père. Je présume, avec une humble confiance, qu’au moment où vous la recevez, je suis dans cette heureuse demeure ; et je vous invite à me suivre aussi-tôt que vous serez préparé pour cet important voyage.
Sans pousser l’allégorie plus loin, mon sort est accompli dans le moment que ces caractères frappent vos yeux. Ma sentence est prononcée, et je suis un être heureux ou misérable à jamais. Si je suis heureuse, je n’en ai l’obligation qu’à la bonté infinie du ciel. Si je suis condamnée à des malheurs sans fin, je les dois à votre injuste cruauté. Considérez donc, pour votre propre intérêt, léger, cruel, malheureux jeune homme ! Considérez si le barbare et perfide traitement que j’ai reçu de vous, méritait le hasard où vous avez mis votre ame immortelle ; puisque vos criminelles vues ne pouvaient être remplies que par la violation libre et volontaire des sermens les plus solennels, aidée d’une violence et d’une bassesse indignes de l’humanité.
Il en est temps encore, et je vous avertis, pour la dernière fois, d’ouvrir les yeux sur votre conduite. Votre songe doré ne peut durer long-temps. La carrière où vous marchez ne peut avoir de charmes, qu’autant que vous en écartez les réflexions. Une malheureuse insensibilité est le seul fondement sur lequel votre paix intérieure est établie. Lorsque vous deviendrez la proie des maladies, lorsque les remords commenceront à vous faire sentir leur pointe, que votre condition sera terrible ! Quel triomphe vous ferez-vous alors, d’avoir été capable, par une suite de noirs parjures et de lâchetés étudiées, sous le nom de galanteries et d’intrigues, de trahir de jeunes personnes sans expérience, qui ne connaissaient peut-être que leur devoir avant que de vous avoir connu ? Pas une bonne action à vous rappeler dans ce temps de langueur, pas même une intention vertueuse ! D’horribles souvenirs de toutes parts, et les cris d’une conscience épouvantée ! Réduit à souhaiter en vain l’anéantissement, pour lequel vous vous croiriez heureux de pouvoir composer !