Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/55

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

la fortune n’a eu d’autre pouvoir sur moi, que pour me servir d’aiguillon ; et cela, comme je te l’ai dit ailleurs, par des motifs qui ne sont pas sans noblesse. à l’égard de la beauté, je te prie, Belford, pour épargner ma modestie, de comparer toi-même ma Clarisse en qualité de femme, et ton ami Lovelace en qualité d’homme. Ainsi, le seul point qui souffre quelque difficulté, c’est de savoir qui a le plus d’esprit et de manège ; et c’est ce qu’il est question d’essayer. Après tout, c’est une assez triste vie que nous menons, elle et moi ; du moins, si la défiance n’est pas en elle un défaut naturel. S’il était vrai qu’elle fût naturellement défiante, son inquiétude viendrait de sa constitution, et ne serait pas capable, par conséquent, de nuire à sa santé ; car tu sais qu’un caractère soupçonneux se forme des occasions de doute, lorsqu’il ne s’en présente point ; et ma belle, par conséquent, m’est obligée de lui épargner la peine de s’en former. J’avoue que dans toutes les affaires de la vie humaine, la simplicité est ce qui vaut le mieux ; mais il ne m’est pas donné de pouvoir choisir. Il ne faut pas me reprocher non plus d’être le seul qui aime les chemins détournés, puisqu’on connaît des millions d’hommes qui se plaisent à pêcher en eau trouble. "



M Lovelace, à M belfort.

mardi, 9 de mai. Je suis bien malheureux ! Tout le monde assure que ma charmante est une des plus douces personnes du monde, et je l’ai cru moi-même. Cependant c’est une des plus perverses pour moi. On n’a jamais dit non plus que je fusse un homme de mauvais naturel. Comment cela se fait-il ? Je m’étais imaginé assez long-temps que nous étions nés pour le bonheur l’un de l’autre ; c’est tout le contraire : il semble que nous soyons destinés à nous tourmenter mutuellement. L’envie me prend de composer une comédie. J’ai déjà le titre, et c’est la moitié de l’ouvrage. les amans querelleurs. il me plaît beaucoup. J’y trouve quelque chose de neuf et de piquant. Cependant le fond du sujet n’est pas nouveau. Tous les amans se plaisent à quereller plus ou moins. Le vieux Térence a fort bien observé que les différends entre deux personnes qui s’aiment, deviennent une raison de s’aimer davantage. Enfin c’est le cours naturel. Mais ma belle et moi, je crois que le diable s’en mêle. Nous querellons souvent, et nous n’en sommes jamais mieux. Souvent une seconde querelle arrive, avant que la première soit terminée ; et c’est si bien notre usage, qu’il n’est pas aisé de juger quel sera le succès de nos amours. Mais Shakespear dit fort bien : " quelque chose qui puisse arriver, le temps et la patience triomphent de tout. " voilà ma consolation. Il n’y a pas d’homme au monde qui ait plus de patience que moi pour les obstacles ; mais il faut qu’ils viennent de moi. Tu en peux penser ce que tu voudras ; ce n’est pas une petite vertu, ni un mérite commun, puisque la plupart des peines, qui sont le partage des pauvres mortels, viennent ou de l’excès de leurs désirs, ou des bornes trop étroites de leurs perfections. Mais je me rabaisserai bientôt au niveau des autres hommes ; ce qu’on n’aurait jamais cru de moi. Il faut t’expliquer l’occasion de ce grave préambule. J’