Page:Richardson - Clarisse Harlove, II.djvu/59

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C’est vraiment une bonne tête que ce Dragton. Il était l’homme de confiance du lord W avant ses voyages de mer. Je suis trompé si ce n’est un coquin bien plus rusé que Joseph, et qui n’a pas non plus les mêmes prétentions à l’honnêteté. Tu ne t’imaginerais pas ce que ce Joseph m’a coûté. Il a fallu acheter et l’homme et la conscience. Je me crois obligé de l’en punir quelque jour. Mais attendons qu’il soit marié. Quoique ce soit déjà une assez bonne punition, je ne serai pas content si je ne punis tout-à-la-fois le mari et la femme. Souviens-toi que je dois une vengeance éclatante à ma déesse sur cette vile Betty. Mais j’entends tourner la porte du temple sur ses vieux gonds, dont le bruit semble m’inviter à quelque nouvelle tentative. Mon cœur répond à leur mouvement par une sorte de tremblement convulsif. L’idée est assez bizarre. Quel peut-être le rapport d’une paire de gonds rouillés au cœur d’un amant ? Mais ce sont les gonds qui ouvrent et qui ferment la chambre de lit de ma charmante. Demande-moi s’il y a quelque rapport. Je n’entends pas que la porte se referme. Je commence à me flatter que je recevrai bientôt ses ordres. Que sert cette affectation de me tenir éloigné ? Il faut qu’elle soit à moi, quelque chose que je fasse ou que j’entreprenne. Si je prends courage, toutes les difficultés s’évanouissent. Quand elle penserait à s’échapper d’ici, où pourrait-elle fuir pour m’éviter ? Ses parens ne la recevront point. Ses oncles ne fourniront point à sa subsistance. Sa bien-aimée Norton est sous leur empire, et ne peut rien faire pour elle. Miss Howe n’oserait lui donner une retraite. Elle n’a pas un autre ami que moi dans la ville, et Londres, d’ailleurs, lui est absolument étranger. Pourquoi donc me laisserais-je tyranniser par une chère personne à laquelle il suffit de faire bien connaître combien il lui est impossible de sortir de mes mains, pour la rendre aussi humble ici qu’elle l’est pour ses persécuteurs ? Quand je me déterminerais même à la grande entreprise, et quand elle me réussirait mal, sa haine, si c’est de la haine qu’on s’attire par ces coupables efforts, ne pourrait jamais être un sentiment éternel. Elle s’est déjà livrée à la censure du public. Il ne lui reste pas d’autre parti que de se donner à moi, pour rétablir sa réputation aux yeux de cet impudent public ; car de tous ceux qui me connaissent, et qui sauront qu’elle a passé vingt-quatre heures en mon pouvoir, il n’y en aura pas un qui la croie sans tache, quelques vertueux penchans qu’on lui suppose. D’ailleurs, les trahisons de la nature humaine sont si bien connues, que chacun juge par ce qu’il éprouve en lui-même, qu’il n’y a pas plus de confiance à prendre, dans l’occasion, aux penchans qu’à moi, surtout lorsqu’une fille, dans la fleur de sa jeunesse, aime assez un homme pour s’enfuir avec lui ; car c’est l’unique explication que le public puisse donner à notre aventure. Qu’entends-je ? C’est elle qui appelle sa servante Dorcas. Elle ne peut douter que je n’entende sa voix harmonieuse ; et peut-être veut-elle me donner occasion de répandre mon amour à ses pieds, de lui renouveler tous mes vœux, et de recevoir le pardon de mon offense passée. Alors, avec quel plaisir recommencerai-je à devenir coupable, pour être pardonné encore, et pour recommencer autant de fois, jusqu’à la dernière offense, après laquelle il n’y en a plus d’autre, et dont le pardon sera une amnistie genérale pour l’avenir. La porte est refermée. Dorcas me dit qu’elle me refuse l’honneur de