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Page:Richepin - Les Morts bizarres, 1876.djvu/16

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LES MORTS BIZARRES

çaise et de quels soins on nous entoura. Chacun se reprit à la vie, et ceux qui, avant la guerre, étaient des riches et des heureux, avouèrent que jamais bien-être ne leur avait paru plus doux que celui-ci. Songez donc ! on mangeait maintenant tous les jours et on dormait toutes les nuits.

Cependant la guerre continuait en France, dans tout l’Est qui avait été excepté de l’armistice. Besançon tenait encore l’ennemi en respect, et celui-ci s’en vengeait en ravageant la Franche-Comté. Parfois nous apprenions qu’il s’était approché tout près de la frontière, et nous voyions partir les troupes suisses qui devaient former entre lui et nous un cordon de surveillance.

À la longue, cela nous fit mal au cœur ; et, comme la santé et la force nous revenaient, nous eûmes bientôt la nostalgie du combat. C’était honteux et irritant de savoir là, à trois lieues de nous, dans notre malheureux pays, les Prussiens vainqueurs et insolents, de nous voir protégés par notre captivité, et de nous sentir par elle impuissants contre eux.

Un jour, notre capitaine nous prit à part cinq ou six, et nous parla longtemps et furieusement de cela. C’était un fier gaillard que ce capitaine ! Ancien sous-officier de zouaves, grand, sec, dur comme l’acier, fin comme l’ambre, il avait durant toute la campagne donné, comme on dit, du fil à retordre aux Prussiens. Il se rongeait dans le repos, et ne pouvait s’habituer à cette idée qu’il était prisonnier et qu’il n’avait plus rien à faire.