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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/120

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les cahiers de m. l. brigge

Je me retournai ; je ne comprenais plus comment j’étais venu jusqu’ici et comment je l’avais pu sans prendre peur. Je ne savais pas trop où étaient les fenêtres et où, les tableaux, et lorsque nous repartîmes, il dut me conduire.

Ils ne te feront rien, assurait-il généreusement et riait de nouveau.


Mon cher, cher Erik ; peut-être as-tu quand même été mon seul ami. Car je n’en ai jamais eu. Quel dommage que tu aies fait si peu de cas de l’amitié. J’aurais voulu te raconter bien des choses. Peut-être nous serions-nous accordés. On ne peut pas savoir. Je me rappelle qu’on faisait alors ton portrait. Grand-père avait fait venir quelqu’un qui te peignait. Tous les matins pendant une heure. Je ne me rappelle plus la tête de ce peintre, j’ai oublié son nom, bien que Mathilde Brahe le répétât à tout moment.

T’a-t-il vu comme je te vois ? Tu portais un costume en velours de couleur héliotrope. Mathilde Brahe adorait ce costume. Mais qu’importe cela à présent ? Je voudrais seulement savoir s’il t’a vu. Supposons qu’il ait été un véritable peintre. Supposons qu’il n’ait pas pensé que tu pourrais mourir, avant qu’il eût terminé ; qu’il n’ait pas du tout envisagé son travail sous un angle sentimental ; qu’il ait simplement travaillé. Que la dissemblance de tes deux yeux bruns l’ait ravi ; qu’il n’ait pas eu un seul instant honte de ton œil immobile ; qu’il ait eu la délicatesse de ne rien ajouter sur la