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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/195

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les cahiers de m. l. brigge

dès qu’il apercevait de loin un cadavre, il y courait, s’inclinait, et l’exhortait à faire un effort, et à être celui qu’on cherchait. Il lui laissait un peu de temps de réflexion, puis il revenait vers les autres, de mauvaise humeur, et menaçait et jurait et se plaignait de l’entêtement, de la paresse des morts. Et l’on allait toujours, et cela ne prenait pas fin. La ville n’était presque plus visible ; car dans l’intervalle le temps s’était fermé, malgré le froid, et il était devenu gris et opaque. Le pays était couché, plat et indifférent, et le petit groupe des hommes semblait toujours plus égaré, à mesure qu’il s’éloignait davantage. Personne ne parlait. Seule, une vieille femme qui avait couru derrière eux ruminait quelque chose en secouant la tête ; peut-être priait-elle.

Soudain le premier de la petite troupe s’arrêta et regarda autour de lui. Puis il se retourna brièvement vers Lupi, le médecin portugais du duc et montra quelque chose devant lui. Quelques pas en avant, il y avait une étendue de glace, une sorte de marais ou d’étang, et il y avait là, à moitié enfoncés, dix ou douze cadavres. Ils étaient presque complètement dévêtus et dépouillés. Lupi allait, penché et attentif de l’un à l’autre. Et à présent l’on reconnaissait Olivier de Lamarche, et le prêtre, tandis qu’on allait et venait autour d’eux ; mais la vieille était déjà agenouillée dans la neige, et gémissait, et se penchait sur une large main dont les doigts écartés étaient tendus vers elle. Tous accoururent. Lupi, avec quelques domestiques, essaya de retourner le cadavre, car il était couché sur la face. Mais le