Aller au contenu

Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/204

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
200
les cahiers de m. l. brigge

parmi les miens, parmi les quelques livres dont je ne me sépare pas. À présent, pour moi aussi, il s’ouvre aux passages auxquels je pense justement, et pendant que je les lis, il est incertain si je songe à Bettine ou à Abelone.

Non, Bettine est devenue plus vivante en moi, Abelone que j’ai connue n’a fait que préparer l’autre, et voici qu’elle a fleuri en Bettine comme en son être le plus propre et le plus inconscient. Car cette étrange Bettine a, par toutes ses lettres, créé de l’espace, et comme un monde de dimensions élargies. Elle s’est depuis le commencement répandue en tout comme si elle avait déjà dépassé sa mort. Partout elle s’était installée profondément dans l’être, elle en faisait partie, et tout ce qui lui arrivait, était de toute éternité contenu dans la nature ; là elle se reconnaissait, elle s’en détachait presque douloureusement ; elle se devinait peu à peu, comme remontant à des traditions, elle s’évoquait comme un esprit et s’affrontait.

Voici un instant, Bettine, tu étais encore ; je te comprends. La terre n’est-elle pas chaude de toi, et les oiseaux ne laissent-ils pas de l’espace pour ta voix ? La rosée est autre, mais les étoiles sont encore les étoiles de tes nuits. Où le monde entier n’est-il pas tien ? Car combien de fois l’as-tu incendié de ton amour, et l’as-tu vu flamboyer et se consumer, et l’as-tu, en secret, remplacé par un autre monde, tandis que tous dormaient. Tu te sentais bien d’accord avec Dieu, lorsque, chaque matin, tu lui demandais une nouvelle terre, afin qu’eussent leur tour tous ceux qu’il avait créés.