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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/206

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les cahiers de m. l. brigge

elle-même est difficile par sa simplicité. Elle n’a que quelques éléments d’une grandeur qui nous surpasse. Le saint, en déclinant le destin, choisit ceux-ci pour l’amour de Dieu. Mais que la femme, conformément à sa nature, doive faire le même choix par rapport à l’homme, c’est là ce qui évoque la fatalité de toutes les amours : Résolue et sans destin, comme une éternelle, elle est debout à côté de lui qui se transforme. Toujours l’aimante surpasse l’aimé, parce que la vie est plus grande que le destin. Son don d’elle-même peut être infini ; c’est là son bonheur. Mais la misère sans nom de son amour a toujours été celle-ci : qu’on lui ait demandé de limiter ce don.

Aucune autre plainte n’a jamais été exprimée par des femmes. Les deux premières lettres d’Héloïse ne contiennent que celle-là, et cinq siècles plus tard elle s’élève encore des lettres de la Portugaise ; on la reconnaît comme un appel d’oiseau. Et soudain le clair espace de cette connaissance est traversé par la forme la plus lointaine de Sappho, que les siècles ne trouvèrent pas, parce qu’ils l’ont cherchée dans le destin.


Je n’ai jamais osé lui acheter un journal. Je ne suis pas sûr qu’il porte toujours quelques numéros sur lui, lorsque, à l’extérieur du jardin du Luxembourg, il se glisse lentement, en avant et en arrière, tout le soir durant. Il tourne le dos à la grille et sa main frôle le socle de pierre sur lequel se dressent les barreaux. Il se fait si mince que tous les jours beaucoup de gens