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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/241

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les cahiers de m. l. brigge

pâmoison facile et profitable des gondoles. Des époux qui ne sont plus jeunes, qui durant tout le voyage n’ont eu l’un pour l’autre que des répliques haineuses, s’accordent en silence ; le mari se sent agréablement las de tous ses idéaux, tandis qu’elle se trouve jeune et fait aux indigènes paresseux un signe de tête encourageant, avec un sourire comme si elle avait des dents en sucre qui fondent constamment. Et si on l’écoute par hasard, on apprend qu’ils repartiront demain, ou après-demain, ou à la fin de la semaine.

J’étais donc là, au milieu d’eux, et me réjouissais de ne pas devoir partir. Bientôt il ferait froid. Cette Venise molle et opiacée de leurs préjugés et de leurs besoins disparaît avec ces étrangers somnolents, et, un matin, l’autre Venise est là, réelle, lucide, cassante comme du verre, nullement issue de rêves : Cette Venise voulue dans le néant sur des forêts coulées à fond, créée de force, et enfin parvenue à ce degré d’existence. Ce corps endurci, réduit au plus nécessaire, à travers lequel l’arsenal qui ne dort jamais chasse le sang de son travail ; et l’esprit insinuant de ce corps qui sans cesse élargit son domaine, cet esprit plus fort que le parfum de pays aromatiques. L’État inventif qui échangeait le sel et le verre de sa pauvreté contre les trésors des peuples. Le beau contrepoids du monde qui, jusque dans ses ornements, est plein d’énergies latentes qui se ramifiaient toujours plus finement : Venise. La conscience que je connaissais cette ville s’emparait de moi, et, au milieu de ces gens qui voulaient se tromper, m’animait