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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/54

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les cahiers de m. l. brigge

mais maintenant je suis trop fatigué ; et du reste, ce petit creux semble fait à la mesure de ma nuque. Mais si je n’étais pas pauvre, je commencerais par m’acheter un bon poêle, et je me chaufferais avec du fort et pur bois de montagne, au lieu de ces pitoyables « têtes-de-moineaux » dont les émanations me font le souffle si irrégulier et la tête si trouble. Et puis, il me faudrait quelqu’un qui rangerait sans bruit et veillerait sur le feu, comme je le désire. Car souvent, lorsque je dois rester un quart d’heure à tisonner, agenouillé contre le brasier dont le proche éclat me brûle les yeux et me rissole la peau du front, j’abandonne d’un seul coup tout ce que j’avais de force en réserve pour la journée, et quand, après, je redescends parmi les hommes, ils ont naturellement sans peine raison de moi. Parfois, quand il y aurait foule, je prendrais une voiture, je passerais à côté des piétons, je mangerais tous les jours dans un Duval… et je ne traînerais plus dans les crèmeries… L’aurais-je aussi bien rencontré au Duval ? Non ! On ne lui aurait pas permis de m’y attendre. On n’y laisse pas entrer les moribonds. Les moribonds ? À présent que je suis à l’abri dans ma chambre, je vais essayer de réfléchir tranquillement à ce qui m’est arrivé. Il est bon de ne rien laisser dans le vague. Donc j’entrai, et d’abord je vis que quelqu’un occupait la table à laquelle je m’assieds quelquefois. Je saluai dans la direction du comptoir, commandai mon repas et m’assis là, tout près. C’est alors que je le sentis soudain, bien qu’il ne bougeât pas. C’est précisément son immobilité que je sentis et que je compris tout à coup. Un