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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/76

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les cahiers de m. l. brigge

taines transformations, sinon de mon caractère, du moins de ma conception générale de la vie, et dans tous les cas de ma vie elle-même. Une compréhension très différente de toutes choses s’est formée en moi sous ces influences ; certaines différences existent qui me séparent des hommes plus que toutes mes expériences antérieures. Un monde transformé. Une vie nouvelle, pleine de significations nouvelles. J’ai un peu de peine en ce moment, parce que tout est trop nouveau. Je suis un débutant dans mes propres conditions de vie.

Ne pourrais-je, une fois, voir la mer ?

Oui, mais figure-toi, je m’imaginais que tu pourrais venir. Aurais-tu pu me dire s’il y a un médecin ? J’ai oublié de m’en informer. D’ailleurs, je n’en ai plus besoin à présent.

Te rappelles-tu le poème inouï de Baudelaire : « Une charogne » ? Il se peut que je le comprenne à présent. La dernière strophe exceptée, il était dans son droit. Que devait-il faire après une telle expérience ?… Il lui incombait de voir parmi ces choses terribles, parmi ces choses qui semblent n’être que repoussantes, ce qui est, ce qui seul compte parmi tout ce qui est. Ni choix ni refus ne sont permis. Crois-tu que ce soit par hasard que Flaubert ait écrit son Saint Julien l’Hospitalier ? Il me semble que là est le point décisif : se surmonter jusqu’à se coucher à côté d’un lépreux, jusqu’à le réchauffer à la chaleur intime des nuits d’amour, — et cela ne peut que bien finir.

Ne va pas croire surtout que je souffre ici de déceptions, bien au contraire. Je m’étonne quelquefois de la