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Page:Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.pdf/86

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les cahiers de m. l. brigge

si longtemps. Tu étais là, et ces choses à peine mesurables : un sentiment qui montait d’un demi-degré, l’angle de réfraction d’une volonté aggravée d’un poids à peine sensible, cet angle que tu devais lire de tout près, le léger obscurcissement d’une goutte de désir et cette ombre d’un changement de couleur dans un atome de confiance, — cela, il fallut que tu l’établisses et que tu le retinsses ; car c’est en de tels phénomènes qu’était à présent la vie, notre vie, qui s’était glissée en nous, qui s’était retirée vers l’intérieur, si profondément qu’on ne pouvait plus se livrer sur elle qu’à des suppositions.

Tel que tu étais, révélateur, poète tragique et sans époque, tu devais d’un seul coup transposer ces mouvements capillaires en les gestes les plus évidents, en les objets les mieux présents. Et tu entamas alors cet acte de violence sans exemple : ton œuvre, vouée de plus en plus impatiemment, de plus en plus désespérément, à découvrir parmi les choses visibles les équivalents de tes visions intérieures. Il y avait là un lapin, un grenier, une salle où quelqu’un allait et venait ; il y avait un bruit de vitres dans la chambre voisine, un incendie devant les fenêtres, il y avait le soleil. Il y avait une église et un vallon rocheux qui ressemblait à une église. Mais cela ne suffisait pas, les tours finirent par entrer et des montagnes entières ; et les avalanches qui ensevelissent les paysages comblèrent la scène chargée de choses tangibles, pour l’amour de l’insaisissable. Et alors il arriva que tu fus à bout de ressources. Les deux extrémités que tu avais pliées jusqu’à les joindre, rebon-