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Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/139

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le bonheur

Il pensait et se sentait confusément besogneux et misérable.

C’était chez lui une passion secrète, un étrange amour inavoué et à jamais impossible à assouvir. Le samedi soir il s’emparait du supplément de son journal et y cherchait la chronique de l’auto ; il y mettait cette hâte de celui qui sent venir une souffrance et ne veut point qu’elle tarde. Il caressait des yeux les modèles nouveaux, s’arrêtant aux seules voitures de grand luxe, celles qui touchent les trois et les quatre mille ; cinq ans de salaire ! Ce qu’il aimait de celles-là était qu’elles lui rendaient plus amère son amertume. Il était presque satisfait quand la vue d’une voiture inconnue plus coûteuse parvenait à hanter son dimanche.

Mais de cela jamais il ne disait rien.


✽ ✽

Un soir quelque imperceptible déclic se fit en lui ; le fil de sa pensée glissa, sur la bobine où jusque-là les jours s’enroulaient régulièrement, chaque tour à côté du voisin, chaque année recouvrant les précédentes, indéfiniment, jusqu’à la cassure du fil qu’aucune fileuse ne pourrait renouer. L’idée fut d’abord imprécise ; et d’un geste habituel, il replaça du doigt le fil errant.

Puis ce qui était pensée fluide, sans contours nets, s’affermit, devint une certitude dont les racines s’agrippaient profondément dans la profondeur de son moi troublé.

C’est ainsi qu’il se rendit compte, pleinement compte, qu’avant longtemps lui aussi aurait sa voiture ; une voiture de luxe aux chromes lumineux