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Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/156

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sept jours

vrai ; elle est jeune et n’est mariée que de trois ans ! Laissez faire le temps, cela lui passera. » Il est vrai que cela lui passait tout doucement, à elle comme à toutes les autres. Deux ans plus tôt elle ne se fût jamais montrée dans la rue avec ses vieux souliers de sport.

Mais, se demandait le Vicaire, où allait-elle, cette fois, sur un chemin qui n’était ni celui de la boulangerie, ni celui du bureau de poste, ni de l’église, ni du marché ? Ah ! oui, il y était. Elle s’en allait évidemment chez la Bédard, la lavandière.

Arrivée au bord de la rivière, à la tête du petit pont couvert, elle hésita un instant. L’été imminent lui rendait sensible la douceur du paysage. On était à cette époque de l’année où chacun regarde ces choses neuves que sont le bleu lustré du ciel, les feuilles fraîches, les fleurs, les eaux vives. Après la dureté de l’hiver, l’air même est savoureux aux lèvres.

La rivière jouait à se glisser sous le pont, en chuchotant dans l’ombre pour reparaître de l’autre côté, au soleil. Les aulnes courts et les cenelliers, encore légers de feuilles, se penchaient à peine pour y égrener leur reflet que la rivière affairée n’avait pas le temps de renvoyer dans sa course froufroutante.

De l’autre rive, émoussés par la distance et le clapotis, arrivaient des cris d’enfants ; joie ou chagrin ? Et les cris des bêtes, inintelligibles pour les hommes.

La boulangère fit quelques pas le long du sentier, à gauche du pont. De là on ne voyait plus du village que le clocher, comme un grand peuplier plus haut, plus clair et plus affirmatif que les autres. Elle s’arrêta un moment, les yeux perdus, l’esprit léger, puis doucement reprit le chemin du retour.

Ainsi comme toujours.

Et c’était très bien ainsi.