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sept jours

Tout le village était en ébullition. Le matin les balais, qui d’habitude s’arrêtaient volontiers le temps d’une jasette, les balais maintenant faisaient voler la poussière des perrons à grands coups rageurs ; c’était à qui empoussiérerait le plus sa voisine. Les hommes, eux, prenaient parti pour monsieur Chrétien ou pour le père Saint-Jean. À ce point qu’on avait à peine ébauché la tranchée de l’aqueduc, le maire ayant fait interrompre les travaux en laissant entendre que le député s’en était mêlé et voulait favoriser un entrepreneur étranger.

Le temps s’était mis du concert. Une brise soufflait dans les ormes et les lilas, obligeant les hommes à froncer méchamment les sourcils et les femmes à tenir leurs jupes à pleines mains, comme prêtes à courir vers quelque champ de bataille. La douce Rivière-aux-Sangsues, profitant des averses, gonflait ses eaux et se donnait de faux airs de torrent.

Monsieur Lindsay, lui, passait son temps sur la véranda à lire des livres dont il paraissait avoir apporté une inépuisable provision. Jamais on n’avait vu quel­ qu’un lire autant. Il était, sans qu’il le sût, constamment surveillé, chacun de ses pas prêtant à des gloses diverses. Tous les matins il partait, en pantalon crème et en chemise de couleur, sans chapeau, et s’en allait par les chemins de traverse vers les sources de la rivière, là où avant de commencer à brasser les cailloux de son lit, elle se recueille en un petit bassin couronné d’iris jaunes veinés de noir et d’ancolies couleur de sang. Au-dessus de sa tête, un pic doré tapait du bec dans le tronc desséché d’un frêne avec une hâte inexcusable en si calme lieu.

C’était son dernier jour.