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l’héritage

Au début, il avait cru naïvement qu’un déluré de la ville pourrait sans peine triompher, là où réussissaient ces « habitants » dont il ne connaissait que le visage calme et, dans son opinion, obtus. Il lui appa­raissait maintenant que l’homme des champs savait plus de choses, et plus difficiles, que l’homme de l’usine ; et qu’il savait être combien plus patient, combien plus ingénieux, combien plus réfléchi.

Or sournoisement s’éleva sur le canton un vent mauvais ; sur les esprits un vent dur, comme celui qui parfois arrachait les plants que leurs racines affaiblies n’ancraient plus au sol.

À quelques-uns, Albert avait laissé entendre que le sort lui avait été ingrat et que jamais il n’avait connu le sourire de la chance. Il en était d’ailleurs qui ne l’aimaient point : ceux à qui il avait repris quelques-unes des dépouilles de la ferme ; de lointains cousins de Baptiste Langelier qui avaient espéré hoirie ; et deux surtout qui avaient guigné la terre, espérant l’avoir à bon compte.

C’était Albert qui avait apporté ce temps de malheur !

Aussi bien d’où venait-il celui-là ? De quel horizon sournois avait-il jailli un jour qu’on ne l’attendait pas ? Et l’absurde croyance en la magie qui dort par­tout dans les campagnes, au creux des ravins de la nuit, au fond des bosquets secrets, au cœur des hommes soupçonneux, se montra comme toujours en les temps de calamité. On avait prié ; rien n’était venu. On avait chanté l’office spécial contre la sécheresse, on avait payé messe sur messe, rien n’était venu. Quelque chose faisait donc obstacle au ciel, que de tels moyens n’avaient rien donné. Et le désespoir refit de l’homme ce qu’il était autrefois en des âges lointains : une bête peureuse et mauvaise, prête à se cacher ou à mordre.