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l’immortel

19 avril — Quelle épouvante ! J’ai dormi dix-sept heures, sur le parquet, vautré comme une charogne. Le RÉVEIL a été inconcevable de cruauté savante. Le Sommeil s’est vengé de ma demi-victoire.

Il m’a semblé d’abord que deux mains vertes enser­raient mon cerveau d’une étreinte vague, noueuse, progressive. Douce d’abord. Puis, graduellement, je sentais leurs ongles rugueux pénétrer la substance même de ma pensée qui giclait entre les doigts comme une pâte. Mes oreilles se sont ouvertes brutalement, déchirées par un sifflement suraigu. La lumière d’un jour hagard a forcé mes paupières pour venir battre le fond de mes orbites de ses vagues métalliques. La vrille d’un ricanement puissant a fouillé mes intestins. Un balancier est venu frapper les secondes sur mon crâne. J’ai dû pousser un cri terrible. Je me suis éveillé.

Mes jointures lancinaient et j’avais dans la bouche les exhalaisons de tout un charnier. Me lever m’a demandé le même effort que pour soulever une pierre tombale.

Et la pieuvre de la réalité s’est vautrée sur moi ; sa masse gluante m’a écrasé la poitrine.

Je me suis roulé sur mon lit en pleurant de rage.

26 avril — A-t-on jamais remarqué que les grands hommes, ceux qui ont agi intensément et beaucoup, dorment peu. Et surtout qu’ils ont le réveil brusque. Ils n’ont pour ainsi dire pas de réveil ! Napoléon ne dormait que quatre heures. Frédéric le Grand, moins encore. César pouvait passer trois jours sans sommeil. Churchill travaille régulièrement dix-neuf heures, dit-on. Voilà le SECRET. Voilà le tout-puissant arcane. LE GÉNIE EST DANS L’INSOMNIE.

30 avril — Je me sens différent depuis que je m’essaie à dormir peu. Des idées fulgurantes me traversent.