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l’amant de vénus

Cela me prit deux heures, en flânant. Il y avait de quoi. Jamais je n’ai vu plus admirable coucher de soleil. Les rayons bas se trempaient dans les nuées violettes et venaient teindre de pourpre les rochers du rivage et le Grand-Bé…

— Mais Sabourin ?…

— J’y arrive. La nuit tombée, j’explorai la ville car je n’avais pas la moindre envie de m’enfouir dans le hall banal de mon hôtel. J’avais l’âme pleine de corsaires et je voyais partout Surcouf et Thomas l’Agnelet. Mais Saint-Malo donne à l’étranger pris dans ses murs l’impression d’être en un puits. Il n’y avait donc qu’à errer dans les rues, les rues étroites et emmêlées comme un paquet de cordages jetés à fond de cale. Je me perdais dans des impasses, me butais à des murs sans vie. Je me trouvai enfin sur une petite place étroite comme une cheminée ; pas besoin de chercher le nom. L’odeur mieux qu’une affiche m’affirmait que j’étais au marché à poisson, vide à cette heure, évidemment.

« J’étais un peu fatigué, j’avais soif. Sur un côté de ce petit espace il y avait une façade illuminée, une seule : un estaminet. J’y entrai, un peu gêné de ma mise d’étranger et de touriste.

« Pas d’erreur, c’était un trou. Et sans pittoresque encore. Sept ou huit tables de marbre gras ; à gauche le comptoir de zinc surmonté des robinets à bière où pleurait une goutte indécise. Le décor classique du café-bar populaire dans toute son écœurante bana­lité. Derrière les bouteilles aux étiquettes criardes, une glace dont la fumée avait à la longue rongé le tain. Dans le coin, quatre individus à face de naufrageurs plutôt que de corsaires, et qui faisaient claquer les cartes de leur manille.