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l’amant de vénus

« — Eh bien ! alors ! quoi ? Qu’est-ce vous avez à me dire ?

« Cette façon de parler si particulière à nos gens aurait levé mes derniers doutes si j’en avais eu. Mais il commençait à s’impatienter. Ses pupilles étaient deux mires noires qui me visaient, menaçantes.

« — Non, sans blague, ça va durer longtemps ? Faudrait voère à pas se payer la gueule à Sabourin, non ?

« Je vis ses biceps se dilater de colère. À mi-voix, car les manilleurs s’étaient arrêtés, je récitai :


« Les torches des cyprès ornant le crépuscule,
« Le soleil va s’offrir au bûcher du couchant.
« Ah ! ma peine !

« Ah ! mon cœur ! astre mort où plus rien n’est vivant.
« Ô tombeau majuscule,
« Crypte où s’évanouit le charme de l’encens
« Offert à l’Anadyomène.


« C’était le début de sa Cantate à Vénus, qu’il récitait volontiers dans nos soirées un peu bachiques. Je pensais qu’il allait sursauter comme tout poète en entendant les vers qu’il croit oubliés. Je vis le moment où il allait exploser, mais de colère. Je me hâtai, un peu déconfit :

« — Puisque tu ne me reconnais pas, je pensais au moins que tu reconnaîtrais tes vers ! »

« Il se rapprocha de moi, tout près. Je sentis le vent pénible de son haleine. Mais je voyais ses bras qui tout doucement se dégonflaient comme une baudruche.

« — Voyons, Sabourin !… Montréal ?… L’Université ?… Marsan, Jacques Marsan ? »

« Alors la conscience du passé se fit jour en lui. Il se prit le menton, le coude gauche dans la main droite, et se mit à murmurer.