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l’amant de vénus

n’était celui que du modèle ; et que ce que j’admirais si passionnément, c’était après tout une femme payée par Vélasquez pour poser toute nue dans l’atelier pendant une demi-journée, à tant de l’heure. Mais y avait le peintre, la main du peintre qui d’une fille, avec quelques tubes de couleur avait fait ce soleil de chair, ce vase de toutes les voluptés ; qui pour l’éternité l’avait fixée sur la toile par l’éclat de foudre de son génie.

« Eh bien, je l’avais rencontrée un soir à Cherbourg, ma Vénus, et dans un bal-musette encore ! Est-ce croyable ? Je n’avais eu qu’à la voir de dos pour la reconnaître. C’était elle, fulgurante ! Belle au delà de toute expression, belle à faire hurler Vulcain, à faire délirer Jupiter. Et je l’ai à moi. J’ai eu cette veine insensée. L’Olympe à domicile, mon vieux ! Hein ! pour moi, Sabourin !

« Nous en étions à la troisième bouteille de saumur et je sentais que l’ambroisie lui chauffait la cervelle. Moi-même je commençais à ne plus savoir si j’étais bien sur terre, ou à mi-chemin entre la terre et l’Empyrée.

« Il continuait : Elle était de Saint-Malo et son père ayant cassé sa pipe, elle a hérité de ça. Il eut un geste large, le geste de Neptune fendant les flots, de Jupiter ouvrant les nuées. Mais ça, c’était le cabaret, ses huit tables de marbre, ses chaises de fer, son comptoir à bière, le panthéon de ses bouteilles, la sciure sur le plancher, les joueurs de manille ; le tout flottant comme entre deux eaux dans le relent de marée qui suintait de partout.

« Alors je suis installé ici. Je suis le patron. Mossieu Armand, c’est moi. C’est la bonne vie, tu sais. C’est moi le patron ! Angèle et moi, c’est comme deux tourtereaux. »