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la sentinelle

boiteuse dont, en posant mon chapeau, je remarquai la très belle marqueterie. Naturellement, l’omniprésente bouteille de quinine était en évidence. Instinctivement je levai les yeux vers la toiture de tôle ondulée soutenue par… quatre poutrelles d’acier !

Le vieillard fit un geste de la main ; ses yeux avaient suivi les miens.

— Oh, vous savez, monsieur, je les ai empruntées, simplement empruntées.

Il s’écarta un instant, regardant dans la direction de l’auto. Le chauffeur s’affairait lentement, tout là-bas.

Alors le vieux se rapprocha. Sa voix se fit sourde et mystérieuse :

— Alors, monsieur, vous venez de sa part ?

— De sa part ?

— Mais oui ? C’est le Patron qui vous envoie ? Bon, bon, je vous attendais.

— Ah ! Vous m’attendiez. (Je me sentais un peu mal à l’aise). Vous savez, je ne puis m’arrêter qu’un instant.

— Vous êtes pressé. Ça ne fait rien. Vous avez le temps de faire l’inspection. Venez. Vous serez content.

Il paraissait doux ; et dans ce voyage je n’en étais plus à une surprise près. Déjà il m’entraînait.

— Excusez-moi si je passe devant : mais il faut vous montrer le chemin. Nous prendrons le raccourci.

Je suivis. Nous prîmes un vague sentier qui bientôt ne fut plus qu’une piste, du moins à hauteur d’homme. Car le sol, lui, était invisible sous le feutrage épais des mousses et des plantes inconnues hérissées de gales et d’épines que l’on devinait vénéneuses. Le pied hésitait, craignant à chaque pas de ne pas trouver de fond. En trente secondes la clairière, la route, l’habitation, le monde entier s’étaient abolis. Nous allions,