Michel avait été flatté qu’on lui demandât, après le refus du notaire il est vrai et avec une centaine d’autres, de signer en qualité d’électeur le bulletin de présentation de monsieur Grosbois. Pour la première fois on lui donnait l’impression qu’il était quelqu’un ; l’impression que l’on avait conscience de son existence et que dans le faisceau des volontés humaines, la sienne avait pris puissance. Mais d’un signe monsieur Jodoin lui avait intimé l’ordre de s’abstenir. Ce dont il avait été chagrin, jusqu’à l’explication :
— Mon garçon, tu n’as pas l’air de te rendre compte de ce que c’est que la banque. Quand on est de la banque, on ne se mêle pas de politique. On reste au-dessus de ces affaires-là. Comme monsieur le Curé, mon garçon, comme monsieur le Curé.
Il n’en avait pas moins suivi avec curiosité les événements.
Dès le lendemain de la mise en nomination, on avait vu un spectacle inouï. Une espèce de chariot avait passé et repassé par la demi-douzaine de rues de la ville, sous les yeux ébaubis des électeurs et escorté par tout ce que Louiseville comptait de va-nu-pieds. C’était tout simplement l’automobile, mais oui, l’automobile du Garage Central conduit par Bouteille en personne et sur quoi on avait bâti un énorme cube de calicot blanc surmonté à chaque coin de drapeaux du Sacré Cœur et de drapeaux du Pape. Sur chacune des parois on lisait en grosses lettres bleues et rouges :
candidat du peuple — candidat honnête
Louiseville EN AVANT !
En vérité, personne ne doutait de l’honnêteté d’Édouard Grosbois. Ni du fait que Louiseville allait de l’avant, bien que cela ne fût pas très perceptible aux gens de l’extérieur. Quant à l’honnêteté de l’ambitieux marchand, on savait que pour rien au monde il n’eût triché d’une ligne sur la mesure du drap ou mis le pouce sur la balance, fut-ce par distraction ; que personne n’était plus généreux que lui quand passait la guignolée, la veille du jour de l’an.
Mais on n’ignorait pas non plus — ce qui n’enlevait rien à son prestige, au contraire — qu’il s’entendait fort bien avec le député et que cette association était profitable à tous deux. Dans la construction du pont métallique sur la rivière du Loup, le gros Édouard avait tout fourni. À la suite de quoi Alcide Laganière avait acheté, et payé comptant, la maison de Charles-Édouard Poirier et l’avait refaite au point qu’on disait maintenant « la résidence de monsieur Laganière » (ses ennemis l’appelaient « la Maison du Pont » ) ; les trois filles Laganière avaient eu chacune leur