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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/102

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LE POIDS DU JOUR

l’esprit civique, votait, faisait voter ses vicaires et tenait à ce que dans sa paroisse tout se passât dans l’ordre.

Dans le cas présent, son premier réflexe fut de douter ; pareille chose ne pouvaient survenir après tout ce qu’il avait prêché depuis vingt ans. Mais monsieur Grosbois, les yeux exorbités, insistait :

— J’ai les noms, monsieur le Curé, j’ai les noms ! Pas tous, évidemment, mais plusieurs !

— Vous allez me les nommer, monsieur Grosbois. Mais je ne peux pas vous croire, je vous le dis.

— Très bien, je vais vous en nommer un ; et on va voir si c’est vrai. Moi aussi, monsieur le Curé, j’espère que c’est une calomnie ; j’espère ! Ça serait trop déshonorifiant. On m’a dit que le ’Toine Gadoury…

Cela ne traîna pas. Mandé dare-dare au presbytère, le ’Toine Gadoury arrivait dix minutes après. Et là, dans le secret du bureau, après un terrible combat verbal et une promesse d’impunité, tout tremblant il avouait que Bouteille, en effet…

— Comment, c’est Bouteille, c’est lui ! Ça, c’est le comble ! soupira monsieur Grosbois.

… que Bouteille, trahissant son bienfaiteur, lui avait donné deux dollars en lui faisant promettre de voter sans faute pour monsieur Latour. Il avait d’abord refusé, mais Bouteille avait insisté :

« T’as pas à te gêner. Monsieur Latour a décidé qu’il gagnerait. Monsieur le Curé est pour lui… »

— Il a eu l’audace de dire ça, le misérable ! s’écria le chanoine, les mains levées vers un ciel qui n’était que le plafond où erraient quatre mouches.

— Fais pas l’imbécile, qu’il a dit, Bouteille. Tout le monde le prend, l’argent. T’es au moins le quinzième !

Vingt minutes plus tard, monsieur le Curé montait les marches de la chaire, deux à deux malgré son âge, et sa dignité ne lui permettant pas de les monter quatre à quatre.

« Mes chers frères, j’ai appris », dit-il d’une voix tonnante après les annonces ordinaires de messes mortuaires et de mariages, « j’ai appris que des gens de ma paroisse, de ma paroisse ! sont assez sans-cœur pour vendre leur vote à un candidat aux élections. Ce candidat, je ne le nommerai pas. Mais ce que je peux vous dire c’est que ce n’est pas un nouveau dans la politique. Jamais je n’aurais cru cela de mes paroissiens. Ce que je peux vous dire aussi, c’est que je les connais ceux qui ont accepté de l’argent. J’ai les noms. Et demain, jour d’élection, si seulement un de ces malhonnêtes se montre au bureau de votation, c’est à moi qu’il aura affaire ! »