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HÉLÈNE ET MICHEL

Un guéridon se trouvait à côté. Dessus, une liasse de papiers divers, des factures apparemment. Un registre mince. Deux bouts de crayon. Une bouteille d’encre vide. Un catalogue de machineries.

Sur la tablette de dessous, un journal vieux de deux semaines. Une plaquette : Le Naturaliste Canadien, que Michel feuilleta d’un doigt distrait. On n’y parlait que d’insectes et de plantes et les pages n’étaient point coupées. Le remettant en place, il aperçut un album de photographies.

C’était un vieux livre lourd et dur, à dessus de carton-pâte moulé en haut relief : un de ces albums de famille dont on voyait autrefois partout, dans chaque salon, les tranches dorées. Michel le tira à lui, le posa sur ses genoux et l’ouvrit.

D’abord de vieux portraits sur zinc, montrant des enfants aux cheveux laqués, aux yeux ronds, le cou raidi par l’appui invisible qui les empêchait de bouger et leur faisait garder la pose. Ils guettaient « le petit oiseau ».

Puis des nouveaux mariés souriants et timides. Et des vieux un peu étonnés, presque défiants ; sauf un qui sourit angéliquement dans son collier de barbe blanche.

Michel tourne les lourdes pages où courent des guirlandes de roses et des grappes de lilas. C’est un défilé rapide de visages inconnus et périmés qu’il regarde machinalement, sans s’y arrêter plus qu’un instant pour s’étonner des toilettes bizarres, des jupes cloche, des fichus de dentelles, des coiffures en bandeaux lisses sur les tempes avec parfois sur le front une frange qui vient à l’instant de passer au coup de peigne.

Encore un couple, l’homme assis sur un fauteuil, la femme debout, une main sur l’épaule de son mari. Lui a une cravate blanche. Et une moustache fine. Elle, a une masse de cheveux pâles…

Mais oui ! c’est… son père et sa mère ! De Ludovic Garneau, c’est bien là le front droit ; et le nez accentué, qui serait agressif sans le bout tout rond comme une petite pelote.

Et surtout, c’est bien là Hélène. Son demi-sourire un peu triste, un peu distrait. Même le jour de ses noces. Elle regarde droit devant elle, si bien que Michel a l’impression qu’elle le regarde.

Comme la photo a glissé dans son cadre de carton il n’a qu’à tirer sur le bout qui dépasse. Au dos, une date : 3 juin 1889. Il y a 25 ans. Son âge à lui, Michel. En diagonale, monsieur Lacerte a écrit : « Mariage de Ludovic Garneau et d’Hélène ».

Page suivante, au verso, un bébé, un bébé joufflu perché sur une table devant un décor qui représente une colonnade dans des roseaux. Le poupon a un visage qui tourne aux larmes. Le photographe a dû se hâter avant l’explosion.