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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/147

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LES ANTIPODES

de ce tarissement subit de la paye qui jusque-là n’avait jamais failli. Tandis que les premiers songeaient aux peines imminentes, les autres ne voyaient que les plaisirs dont il se faudrait sevrer. Aucun d’entre eux, ou quasi, n’avait fait provende contre un lendemain trop médiat. Pourquoi des économies ? alors que pour chaque paire de bras disponibles le choix des situations étaient offert et à prix fort. Nul, tant la vie était facile, n’avait réfléchi que les jours de fortune ne sauraient s’éterniser et que le mois suivant pouvait ramener l’ère des foyers éteints, des buffets vides et des gardiens brutaux au portail des usines pour contenir la foule des mendiants de travail.

Le petit groupe restait là, hésitant, un peu serré, chacun, semblait-il, cherchant dans le contact un appui et un stimulant. Seul le vétéran était resté un peu à l’écart, assez près de ses compagnons pour que l’on sentît son sort lié au leur, séparé toutefois par quelque chose de particulier qui était une rébellion étrangère aux autres. Son visage était insolite, son regard presque hallucinant avec son œil de verre fixe dans les paupières creuses. Il parla :

— On n’est tout de même pas pour rester sans manger ! Il y a deux semaines aujourd’hui que l’usine a fermé. Et comme salaire, ce qu’on nous offre ailleurs !… J’ai fait deux ans de guerre ; il me semble qu’après ça…

Il y avait sur sa poitrine trois rubans ; mais son veston était défraîchi et le bord des manches avait été taillé aux ciseaux pour cacher la frange d’usure.

— J’essaye, répondit froidement le patron. Mais je n’ai rien trouvé. En tout cas, si je trouve quelque chose, les salaires ne seront sûrement pas les mêmes. Revenez mercredi.

Dans l’ombre qui rapidement descendait, ils disparurent.

Rentré dans son bureau, le directeur alluma un cigare et se renversa dans son fauteuil à bascule, les pieds sur son pupitre. Une fois de plus ayant mordu dans le fruit de la vengeance, il avait trouvé savoureuse son amertume.

Ses pieds, chaussés de bottines solides et bien cirées, étaient à hauteur des yeux. Rien d’anormal à ces pieds. Et pourtant de les voir le fit rire intérieurement. Grâce à eux il avait été rejeté de l’armée alors qu’il s’offrait, poussé par une bouffée d’écœurement. N’eussent été ses pieds plats, il serait peut-être celui qui tout à l’heure demandait l’aumône d’un peu de travail.

Cela aussi il l’avait connu.

Automne 1914. Recherche d’une situation qui l’empêchât de mourir de faim, qui l’arrachât à l’attrait de l’abîme lorsque du viaduc de la rue