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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/151

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LES ANTIPODES

femme avait invité quelques personnes. Elle avait toujours rêvé recevoir. Jeune fille, elle réunissait rarement ses compagnes du Mont-Sainte-Marie dans la maison de son père. Elle souffrait alors d’habiter cette rue Mentana dont le calme villageois ne lui paraissait point répondre à leur fortune. Mais à Outremont la pendaison de crémaillère avait été l’occasion rêvée d’inaugurer les réceptions qui feraient de madame Garneau — à ce qu’elle croyait — une des prêtresses du culte mondain. Deux fois déjà elle avait trouvé moyen de faire passer son nom dans le carnet Social de la Presse ; elle guettait une bonne œuvre dont elle s’occuperait juste assez pour que sa photo parût en cinquième page, entre celles de madame Beaulieu et de madame Angers.

Elle se sentait digne des salons les plus huppés. Son père, retiré des affaires après avoir fait fructifier dans deux garages le produit de la vente de son épicerie, lui avait laissé un capital satisfaisant. Cela lui permettait d’avoir un « compte ouvert » chez Morgan. Elle s’y rendait aux jours et aux heures où elle savait rencontrer celles dont elle convoitait les invitations. Elle passait des heures autour des comptoirs, à magasiner, c’est-à-dire à tripoter les étoffes, faire sortir les blouses, essayer des gants, bref à mettre sur les dents les vendeuses qui l’exécraient ; tout cela dans l’espoir d’être vue.

Les invités de ce soir n’étaient pas encore ce qu’elle espérait. Mais leur diversité donnait à cette maigre soirée couleur de salon. Elle ne s’occupait point de son mari qui détestait ces réunions.

— Oh ! toi et tes invitations ! Alors ! tu as encore un cirque ce soir ! Un de ces jours tu vas me demander de me mettre en tuxedo l

— N’empêche que c’est ce qui se fait dans le monde bien. À Westmount, les gens se mettent en habit tous les jours à cinq heures !

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’y es jamais allée.

Elle se dressait alors, insultée dans sa prétention de femme ambitieuse.

— Je suis de Montréal, moi. Je ne suis pas de Louiseville ! C’est vrai, que je ne suis pas allée à Westmount ; pas encore… Mais mon père…

— Oui, oui, je le sais…

Il se mit à singer son ton, ce léger zozotement qu’elle avait et dont le rappel la crispait :

« … mon père était invité chez le zuze Zourdain, avenue des Pins.

— Oui ! Et ils avaient deux bonnes et un chauffeur !

— … et il est mort couvert de dettes et sa femme loue des chambres !

Elle se taisait alors. Non qu’elle ne sût que répondre. Mais il lui semblait de meilleur ton de le regarder de haut en songeant bien visiblement : « Quand on est d’une famille de rien.. Au fond, néanmoins, et malgré ces piques peu fréquentes, ils formaient un ménage point du tout désuni.