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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/184

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LE POIDS DU JOUR

Les compagnes ! Que sont-elles devenues, depuis les jours révolus de Mère Masson, à l’Académie Sainte-Blandine, rue Roy, et des Sœurs de la Congrégation à la coiffe bizarrement godronnée ? Jeannette, la petite bossue, ambitieuse et méchante, cherchant à venger sur toutes et sur tout son incurable infirmité ; Édouardina, avec ses longs boudins de cheveux jaunes tous les samedis enroulés sur des lisières de coton, pour le dimanche et la grand-messe ; Camille, qui louchait à volonté ; Gertrude, qui « tombait dans un mal » ; « Poucette » et Dolorès, les inséparables ; Marie-Blanche, racontant à voix basse des histoires qui les faisaient toutes s’esclaffer de confiance, mais qu’Hortense n’avait vraiment compris — en rougissant — que beaucoup plus tard, quand elle était devenue grande fille et même après ; Germaine, enfin, pour qui, en son adolescence, elle avait brûlé d’un amour si parfait et si grand qu’elle eût voulu souffrir pour elle et qu’elle, avait songé, oui vraiment ! songé au suicide, en apprenant son intention de s’enfermer dans la profondeur définitive d’un cloître. Il y a deux ans qu’elle y est morte…

Les jeux dans les resserres superposées des trois logements, parmi les cordes de bois de chauffage, les voiturettes de bébés et les berceaux temporairement remisés entre deux naissances, les chaises boiteuses, les seaux défoncés, les vieilles malles consacrées non point aux voyages, mais aux déménagements prosaïques et, pour plusieurs, annuels…

Enfin, très loin dans le fond des premiers âges, les apartés avec les petits garçons ; les jeux, innocents et impudiques à la fois, que provoquaient leur naïve curiosité ; plus tard, les premières amours enfantines : « Hortense aime Georges-Édouard » affiché sur tous les murs du quartier ; les premières amours, douces et fragiles comme une glace de gâteau…

— Hortense !

Elle sursauta, brutalement jetée à bas de son rêve, bousculée dans le présent. Alors, reprenant conscience de ce qui l’entourait, elle se sentit rougir violemment. Et de se savoir rougissant redoubla sa rougeur ; au cou, à la nuque et jusque sur le front qui étalait ainsi son occulte vergogne. Honteuse, elle rougit de cette excursion momentanée dans un passé vulgaire. Elle rougit surtout d’y avoir pris quelque plaisir. Devant les Lanteigne, les Leblanc et surtout devant les LeMay ! Dans ce décor pour elle si parfaitement distingué du Club de la Grande-Baie ! Si vifs avaient été ses souvenirs, si nettes ces images, qu’elles n’avaient pu, lui sembla-t-il, manquer de se projeter ouvertement sur l’écran de son visage.

— Hortense, dis donc ! Tu n’as pas entendu celle-là ? Il y a Leblanc qui veut à tout prix me vendre une maison à appartements, sais-tu où ? Rue Mentana !… Oui ! rue MENTANA !