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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/194

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LE POIDS DU JOUR

Les enfants eux-mêmes ne tenaient dans sa vie qu’une place restreinte et peu sensible. Rien n’existait vraiment devant son ambition sourde de réussir, devant la résolution obstinée sur laquelle il s’hypnotisait.

Jocelyne avait maintenant dix ans. Longue, mince et mate comme un jeune bouleau. De longs cheveux de miel que sa mère lui attachait soigneusement en nimbe avec deux petites boucles au dessus des oreilles. Des yeux pâles, du bleu doux de la fleur de chicorée qui en juillet étoile le revers des routes ; des yeux clairs, un peu petits entre les cils maigres. Elle avait encore son visage d’enfant, les traits menus et asexués ; et ce teint d’aquarelle qui, jusqu’à l’époque amère de l’acné, donne aux petits une beauté subtile et précaire de fleur champêtre. Ce qui lui manquait étrangement était la vivacité qui généralement accompagne les dix ans. Il y avait dans ses attitudes, dans sa démarche même, une certaine langueur insouciante qui chez elle annonçait à l’avance la femme. De qui tenait-elle ? Assurément point du père, aux gestes durs, à la voix brève, aux décisions brutales. Ni de sa mère dont l’esprit léger sautait constamment à cloche-pied et qui sous les dehors de la maturité avait, elle, gardé beaucoup de la petite fille.

Sans doute était-ce de l’un des grands-parents que tenait Jocelyne Garneau. L’hérédité, comme il arrive souvent, avait sauté un échelon. Cette grâce inaccoutumée, cette perfection sans brisure dans les attitudes, ce rythme sans heurts des mouvements, bref, ce charme vivant et mobile ! … Elle avait une façon particulière de s’asseoir par terre, à son accoutumée, en se repliant mollement sur les genoux, pour se répandre sur le tapis comme un bouquet dénoué. D’ailleurs elle était toujours aux pieds de quelqu’un : de son père quand il le tolérait ; de sa mère, si elle en avait le temps ; de son frère, s’il n’en eût profité pour traîtreusement lui tirer les cheveux ou lui meurtrir l’épaule de son poing brutal. Elle était adorée des amies de sa mère, de Mary Harrison, d’Éva Vanasse, de madame Lafontaine ; et surtout de Jean-Marie Knox sur les genoux de qui elle courait se draper et qui en raffolait.

Elle étudiait peu, ne s’intéressant à l’histoire ni aux mathématiques ; mais quittait brusquement sa grammaire pour regarder de près une libellule et même une simple mouche domestique.

— Viens voir, maman. Viens voir !

— Qu’est-ce que c’est encore ? Une bête à patates ? Une sauterelle ?

— Oh ! ce qu’elle est jolie. Regarde. Elle a le corps vert et les ailes comme du papier de soie. Tiens, en voilà une autre qui veut lui faire mal.

Elle essayait de chasser l’une sans déranger l’autre, de rompre l’accouplement, ignorant la réalité de ce qu’elle avait sous les yeux et les lois les plus simples de la nature. Lionel, lui, ricanait et d’un coup écrasait les