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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/206

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LE POIDS DU JOUR

— Pas Lacoste Durand-Lapointe ! répétait Hortense, consternée.

— Oui… oui. Lacoste Durand-Lapointe.

La voix de Robert, elle, était brutale comme un projecteur sur un cadavre. Ce qui, pour sa femme, était une défaite quasi personnelle, l’émiettement d’une idole symbolique de ce monde auquel elle aspirait, était pour Robert une image agréable. La chute de l’autre le consolait de n’avoir point encore réussi à monter jusque-là. Car cela se résolvait quand même par un échelon de moins entre « eux » et lui.

— Il y a aussi Lafontaine.

— Lui aussi ? Cela me surprend moins. Qu’est-ce qu’il devient ?

— Il se cherche une place au gouvernement. Je me demande ce que devient sa femme. Cette pauvre Jeanne !

Le ménage Lafontaine en était arrivé à sa crise finale ; cela s’était terminé par une séparation, de longtemps imminente.

— Comment ! tu ne sais pas ? L’autre jour Aline s’est trouvée nez à nez avec « cette pauvre Jeanne » Lafontaine, comme tu dis.

— Où ça ?

— Je te le donne en mille !… Dans le lobby de l’hôtel Mont-Royal, faisant les touristes américains !

Ruiné comme les autres, ou plus exactement — car il n’avait jamais vécu que d’expédients — laissé à sec par l’appauvrissement de ses amis, Gaspard Lafontaine avait dû quitter sa maison, remettre son auto impayée et se réfugier chez ses vieux parents. Sa femme ne l’avait point suivi dans sa déchéance. Elle n’oubliait pas que dans la vie joyeuse de son mari elle n’avait guère compté.

Tant qu’elle avait cherché un introuvable travail, sa vie était restée aussi plate et familiale que l’on pouvait attendre de Jeanne Lafontaine. Puis on l’avait vu se transformer subitement. Cela avait été brusque et imprévu comme une fusée. Elle qui s’habillait mal, ignorait les artifices du coiffeur, gardait ses ongles nature et détestait boire, elle s’était contre toute vraisemblance mise à afficher des robes voyantes, un maquillage de théâtre, des cheveux flamboyants. Peut-être depuis toujours aspirait-elle à une vie fébrile et licencieuse ; et, surtout, à une vie personnelle où tout brillant et toute joie fussent pour elle. Si bien que devenue par artifice d’une joliesse vulgaire, elle avait pris logement et faisait la paire avec une poule de nuit : une drôle de créature qu’elle avait vaguement connue pendant son enfance dans les champs suburbains de la Pointe-aux-Trembles où cette petite traînait le nom invraisemblable de Dalvina Rompette. Cela était devenu Dalma Rumpert, nom de guerre dont son oreille aimait la sonorité vaguement anglaise. Désormais insépa-