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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/22

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LE POIDS DU JOUR

L’enfant avait résolu ainsi spontanément le problème de l’appellation ; il ne pouvait tout de même pas dire constamment « mon parrain ».

— Tu es fort en géographie ?

— Pas mal, mais pas trop.

— La grammaire ?

— Il y a la syntaxe ; c’est difficile.

— Et l’arithmétique ?

— Ça, j’arrive assez bon. La dernière fois, j’ai été quatrième.

— Très bien, Michel, très bien ! Et tu en as pour combien de temps encore à l’école ?

— Bien, mon oncle, je suis en septième année.

— Et qu’est-ce que tu vas faire quand tu auras fini l’école ?

Il y avait bien un an que parrain ne lui avait posé l’éternelle question. Michel n’eut pas à s’interroger. D’un mouvement rapide il tourna les pages du catalogue et une seule image se présenta, la seule qui l’arrêtât jamais.

— Je veux être musicien, mon oncle.

Cette fois monsieur Lacerte ne sourit point ; il ôta même ses lunettes et les déposa sur le pupitre. Cela devenait sérieux. Comment pouvait-on songer à être musicien ? Musicien ! De musiciens dans Louiseville il y en avait deux : le père Grégoire, bon violonneux qui faisait danser la jeunesse d’un archet mécanique et frétillant ; il était sellier de son métier. Et l’organiste, qui donnait en même temps, aux filles de gens de moyen sorties du couvent, de mornes leçons de piano. C’était une vieille fille au visage de pruneau sec, tout en dents jaunes, et qui vivait en marge de tout.

— Écoute Michel, je te parle sérieusement.

— Oui, mon oncle.

— Dans un an ou deux, il faudra que tu décides. Ton père ne peux pas te tenir encore des années à la classe. Il faudra que tu apprennes un métier, n’importe lequel ; mais tu auras à gagner ta vie… Si les affaires t’intéressaient…

D’un geste inattendu, il développa son bureau aux yeux de l’enfant, montrant tous les symboles de sa tâche et de son succès : le vieux pupitre encombré, la tablette lourde de registres serrés et, dans le coin, le coffre-fort entrebâillé.

« … Si les affaires t’intéressaient, je pourrais peut-être t’aider, te prendre avec moi. Je suis ton parrain, après tout. Et tu sais, je t’apprendrais. Tu pourrais faire de l’argent plus tard, beaucoup d’argent, aider ta mère ; elle en a besoin !… »

Michel écoutait vaguement, poliment, habitué qu’il était à entendre les grandes personnes parler ainsi avec gravité de choses incompréhensibles et vaines. De quoi sa mère pouvait-elle avoir besoin !