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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/232

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LE POIDS DU JOUR

St Lawrence Corporation fût l’instrument qui le pouvait conduire au sommet. Jadis il tirait quelque satisfaction de son arrivée matinale au travail. Dans la calme petite ville de Saint-Laurent, banlieue de Montréal, entre la gare endormie et l’église paroissiale, ses ateliers prenaient figure d’industrie majeure. Elle était alors la seule de l’endroit, ou à peu près.

En les vingt dernières années, Montréal avait débordé dans sa banlieue. Allongeant ses rues comme des tentacules, la grande ville avait lié contact avec les essaims du voisinage, avec les anciens villages de la périphérie. Comme elle avait fait cinquante ans plus tôt avec Hochelaga, Saint-Henri, la Côte-des-Neiges, elle avalait ses faubourgs l’un après l’autre. En même temps qu’ils se soudaient à la ville-mère, Lachine, Saint-Laurent, Montréal-Est voyaient s’ouvrir de nouveaux établissements industriels, le plus souvent issus de capitaux étrangers, américains, britanniques ou même français et belges. Déjà ces villes secondes faisaient à Montréal une ceinture qui le soir brillait de la lumière verdâtre et crue des lampes à mercure. Maintenant que s’effaçait la dépression, les combines internationales profitaient des circonstances pour installer à frais moindres des filiales modernes auprès desquelles la St Laurence Corporation, avec ses déjà vieilles constructions de brique ternie aux fenêtres étroites, faisait pauvre figure.

Mais il se trouvait là encore plus à l’aise que dans la maison de la rue Pratt, dans ce pavillon qui avait réalisé l’une des ambitions majeures de sa femme et qu’elle avait à peine eu le temps de meubler. Garneau s’y sentait singulièrement isolé, entre la bonne un peu toquée, montrant son regret de la maîtresse en ignorant le maître ; Lionel, qui s’était remis à passer les nuits dehors ; et Jocelyne qui n’avait point avec son père de contact paternel. Elle était obscurément convaincue que ce père ne l’aimait pas. Ce qui ne l’empêchait pas, elle, d’avoir pour lui toutes les petites attentions filiales que pouvait lui suggérer sa réelle tendresse. Sans qu’il s’en fût douté, la mort d’Hortense avait à ce point touché Jocelyne que pendant quelques mois elle avait sérieusement envisagé l’idée d’entrer chez les religieuses Clarisses, pour y cultiver dans la paix et l’oraison le souvenir de la disparue. Elle avait été retenue par le sentiment d’un devoir qui était de ne point abandonner son père et son frère.

***

Le sort de ce dernier se décida de façon brutale et imprévue peu de temps après la conversation de Jocelyne et de Robert Garneau. Un soir que le père se trouvait chez lui, il fut mandé au téléphone par Édouard Lemercier qui de simple député était devenu ministre dans le cabinet fédéral. Ils étaient restés en bons termes depuis le temps maintenant lointain où, pendant la guerre de ’14, le député obtenait pour la St Lawrence Corporation d’intéressants contrats qui n’avaient pas été sans