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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/236

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LE POIDS DU JOUR

indigène la même curiosité protectrice que certaines créoles de la Caroline et de la Louisiane envers les noirs de leurs plantations. Mary Harrison évoquait les anciennes bonnes qui avaient veillé sur son enfance, à Sherbrooke, comme dans les romans et le cinéma américains on montre les ’mammies’ lippues et bougonnes. L’esprit de Mary avait gardé quelque chose de victorien et d’impérial. Mais il entrait dans son attitude envers les habitants beaucoup d’intellectualisme sur un fond d’intérêt et d’affection véritables.

— As-tu déjà remarqué la différence, ma Joceleene. Dans les magasins de l’est, regarde les vendeuses : elles rient, se disputent, s’interpellent, se taquinent, parlent de leurs amours, sautent comme des girouettes fleuries. Elles savent sourire à la cliente et d’un sourire qui est leur sourire naturel de tous les jours. Rue Sainte-Catherine, il suffit de dépasser la rue Saint-Laurent pour se croire en un coin d’Europe. Tandis que dans l’Ouest, chez Morgan, chez Simpson, chez Birks ou chez Ogilvy, les vendeuses généralement sont tristes et à peine aimables. On sent que tout ce à quoi elles pensent, c’est à l’heure du départ, à leurs pieds sensibles et à augmenter leur chiffre d’affaires.

— Je n’avais jamais remarqué, tante Mary ; mais c’est vrai… Tu vas m’aider pour Noël ? Je ne sais pas quoi acheter à Papa.

Pour sortir, comme l’heure de la fermeture approchait, elles longèrent les comptoirs où les employées, les traits tirés, abruties par huit heures de station debout, commençaient à ranger subrepticement la marchandise avec la terreur de voir arriver une cliente de la dernière minute. L’air y était chargé d’une odeur d’humanité accumulée tout au long du jour ; un air gras où rien ne restait plus de la nouveauté du matin alors que, sous les vastes arcades apaisées par la nuit, chaque employée apportait un corps fraîchement baigné, une coiffure refaite, la robe repassée et une touche de parfum derrière l’oreille.

— Comment est-il, ton père, Joceleene ?

— Assez bien. Mais il travaille très fort. Il ne prend jamais de vacances.

— Et, quelles nouvelles de Lionel ?

Mary ignorait évidemment les circonstances qui avaient imposé le départ du jeune Garneau. Le sachant de caractère difficile et peu enclin au travail, elle avait supposé une décision du père d’envoyer son fils au loin, pour lui donner une leçon, et l’en avait tacitement félicité.

Brièvement, Jocelyne lui donna les dernières nouvelles de son frère. Elle en parlait avec une douceur un peu attristée. Bien qu’il n’y eût jamais eu entre eux d’intimité fraternelle, elle souffrait d’avoir perdu tout ce qui lui restait, avec son père, de sa brève famille. Lionel avait quitté