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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/239

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LES ANTIPODES

largement dépassée. Les cheveux châtains étaient seyants sous le feutre tout simple orné d’une touffe de plumes de coq. Il sembla à Robert avoir vu quelque part ces yeux piqués de lumière dans cette face attrayante en dépit de sa pâleur.

— C’est bon. Faites-la entrer.

Le seuil franchi, l’inconnue leva sur lui des yeux dont le regard tout de suite parut animer et rajeunir le reste du visage. Un peu comme sur un paysage nocturne la lueur d’un phare tournant. Visiblement, elle le reconnaissait aussi, à demi, et cherchait parmi ses souvenirs oblitérés.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda Garneau. Si c’est pour une place, je n’en ai pas. Pas en ce moment.

Le ton était abrupt, comme à l’accoutumée ; mais ses yeux à lui n’étaient point trop rogues.

— Je viens simplement vous demander si vous ne prendriez pas un abonnement à la Revue Canadienne ?…

Tout en parlant, elle cherchait encore, le front barré par l’effort. Si bien qu’ils restaient là, immobiles tous deux, face à face, occupés pareillement à ouvrir, dans le grenier du passé, les malles de souvenirs amoncelés, dans l’espoir de tirer au jour ce souvenir commun qu’ils pressentaient. Soudain ce fut elle qui sourit.

— Je savais bien que je vous avais déjà rencontré, monsieur Garneau.

— Oui ! Il me semble… Mais où ?…

— Dans le train d’Ottawa. Il y a bien des année…

… Treize ans, affirma-t-elle après quelques recoupements mentaux. Oui ! C’est à peu près trois ans avant que…

Elle se tut brusquement sur un secret intime.

Garneau aussi commençait de se rappeler. Il retrouvait en esprit le wagon de première qui le ramenait à Montréal. Et la jeune femme, sa voisine de banquette, dans les yeux de qui il avait vu sourdre une larme subite, incongrue. Mais c’est en vain qu’il cherchait le nom disparu dans le puits du passé. Or comme, à ce moment, elle se tournait vers la fenêtre et lui offrait son profil, l’autre image jaillit en lui, précise. De face il l’avait à peine retrouvée, avec ses traits désormais noyés par le mou des années, le menton empâté, la peau trop grenue, les pores du nez visibles sous la poudre. Tout lui revenait maintenant. Le nez effilé. Et surtout la bouche, à la lèvre supérieure gonflée comme un fruit. Et les cheveux, dont la couleur de noisette était un peu durcie aux tempes mais dont on voyait des boucles que l’âge n’avait point terni et qu’elle devait assurément soigner tant ils gardaient de souplesse et de luxuriance.

— Cela me revient maintenant ! Vous m’avez présenté votre mari à l’arrivée, gare Windsor.