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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/250

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LE POIDS DU JOUR

— C’est extraordinaire comme tu ne changes pas ! s’était à peu près écrié chacun. Mais à part soi chacun pensait : « Curieux tout de même comme tous ont changé, sauf moi ! ».

Carrière, « le grand Josaphat », avait gardé son air de piquet chauve. Avocat presque véreux, il avait connu des hauts et des bas depuis le collège où il s’échappait de nuit pour courir les serveuses de restaurant, et depuis l’université où il avait commencé de se mêler à la pègre. Et Lanteigne, l’ancien député à qui la politique avait valu récemment le poste plutôt fantaisiste d’inspecteur des prisons. Paul Leblanc, le Don Juan svelte et discret dont l’âge avait un peu alourdi bedon et derrière mais qui portait encore beau et revenait à la surface après une éclipse passagère. Adolphe Chrétien, l’industriel en chaussures, fabricant des célèbres Cinderella. Et jusqu’à Jean-Marie Knox !

Jadis poète et esthète, ce dernier avait hérité de son père une solide fortune que la crise même n’avait pas entamée. Forcé de voir lui-même à ses affaires, le souci de ses hypothèques, de ses maisons de rapport, de ses valeurs boursières, de ses obligations d’État, en avait fait un homme tout à fait sérieux. Il n’en était pas moins le premier à sourire avec indulgence au rappel de ses poèmes, de ses enthousiasmes juvéniles et de ses attitudes d’autrefois. Tout ce qui lui restait de cette époque était un goût assez éclairé pour la peinture — on disait sa maison pleine de toiles qui d’ailleurs valaient un peu plus chaque année — et une passion hollywoodienne pour les cravates audacieuses. Désormais vice-président de la société des Concerts symphoniques, directeur des Amis de l’Art, bienfaiteur de la Bibliothèque des enfants et de l’école Victor-Doré, membre de l’Alliance française, il était surtout agent pour les tracteurs Mallory. Enfin, il avait à Terrebonne une ferme modèle où il élevait du bétail de race. C’était de ses Ayreshires qu’il parlait aujourd’hui avec le plus d’ardeur, de la quantité de gras dans le lait de ses vaches et de la vigueur de ses taureaux. Ses bêtes d’ailleurs lui faisaient honneur. Chaque foire, de Québec ou de Toronto, lui apportait quelque récompense. Car il savait y mettre son intelligence et toute l’application dont il était capable. Quant à Aline, sa femme, tout simple en son bonheur domestique, elle ne venait à la ville qu’à son corps défendant mais l’attendait à Terrebonne dans la grande maison de pierre des champs, encombrée de peintures estimables et de trophées agricoles, où il retournait fidèlement chaque soir.

C’est pendant que Jean-Marie parlait à Garneau de son fils aîné étudiant au collège d’agriculture Macdonald que Leblanc fit son entrée.

— Ah ça ! par exemple, c’est une surprise !

— Bien quoi ? moi aussi je viens pour le banquet à Lemercier.