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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/285

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LES ANTIPODES

En fait, à Robert lui-même cela n’apportait rien. Cette propriété, il l’avait jadis acquise au nom d’Hortense, sa femme, qui par testament l’avait léguée à Jocelyne. Enrichie de cette somme, celle-ci put enfin matérialiser à Saint-Hilaire les rêves qu’elle avait formés dans l’entassement des journaux et des revues :

— Regarde, papa ! N’est-ce pas que ce serait joli pour ta chambre ?

— Pour ma chambre ?

— Mais oui ! Voyons ! Ta chambre à Mont-Saint-Hilaire.

Une autre fois :

— Papa !… Papa !

— Oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?

— Dis donc ? Qu’est-ce que tu penserais d’un divan comme celui-ci ; mais recouvert de cretonne jaune à dessins verts. J’en ai justement vu une bien jolie chez Marshall.

Et encore :

— Que c’est beau les cuisines modernes. C’est comme cela que je veux la nôtre. C’est tellement neat !

Jusque-là, forcée apparemment de garnir sa maison de meubles d’occasion, elle avait dû se contenter de la meubler en esprit à son gré. Tandis que cet argent, imprévu, changeait tout.

Pour commencer, elle allait faire creuser un puits artésien ; l’automne passé, le puits pleureur avait été à sec. D’ailleurs son ami Marcel Gauvreau, étudiant en médecine, avait condamné au nom de l’hygiène ce vieux puits si romantique ; en compensation toutefois, il se verrait orner d’une margelle neuve, en pierre des champs, et couronner d’une armature de fer forgé. Dans la maison on installerait le calorifère. On bâtirait un garage. La butte, près de la cuisine, deviendrait une terrasse surplombant le jardin de fleurs. Enfin tout en haut du verger, sur ce coin que relevait l’escarpement de la montagne, elle ferait élever un petit belvédère largement fenêtré vers la plaine et dont elle avait découpé les plans dans le Country Home Magazine.

En attendant, toutefois, cette maison de Saint-Hilaire, à demi-aménagée, n’était pas commodément habitable ; et il s’en fallait que Garneau fût rallié à l’idée de s’y installer. Montréal restait pour lui la Ville, prestigieuse, et dont il lui semblait qu’en la quittant il retournerait en arrière vers son enfance et vers tout ce que cela représentait pour lui de minable et d’odieux. Aussi se cherchait-il un logis citadin. Mais les appartements étaient devenus d’une extrême rareté. Pour l’instant, du moins, il dut se rabattre sur un quatre pièces tout au bout du boulevard Saint-Joseph, dans l’Est. Pour Garneau, cette migration, même temporaire, vers l’Est et les quartiers populeux était une quasi déchéance ; aussi à ses amis du club préféra-t-il déclarer :